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l’Allemagne comprend-elle ce changement, et qu’est-ce que cet empire dont le rétablissement étonne les esprits ? Quel avenir laisse-t-il craindre à l’Europe en général et à la France en particulier ? Tel est le sujet de la présente étude.

Sur ce propos de germanisme, séparons d’abord l’Allemagne classique et proprement dite de la Prusse ; ainsi l’exige la justice, ainsi le veut la vérité. La Prusse subjugue aujourd’hui l’Allemagne ; les deux pays se rencontrent accidentellement dans une passion commune, ou plutôt dans un engouement dont l’un profite aux dépens de l’autre ; toutefois le fond des aspirations de l’un et de l’autre est différent, comme l’est aussi la race qui les peuple. Au point de vue ethnographique, la diversité profonde des deux races est acquise à la science, et nous n’y reviendrons pas. L’affinité par laquelle l’Allemagne tient aujourd’hui à la Prusse est l’unitarisme, que chacun entend évidemment à sa guise. En dehors de cette vague communauté de pensée, l’Allemagne et la Prusse n’ont ni le même intérêt, ni la même sphère d’action. Dans cette unité toute de circonstance, les idées, les mœurs, le passé de chacun, sont autant d’élémens disparates qu’une violence accidentelle assortit sans les identifier, tout en les précipitant dans les mêmes aventures. L’Allemagne est remorquée par la Prusse plutôt qu’elle ne vit en communion avec elle. L’Allemagne connaît du reste bien la Prusse : elle nous le disait sous les bastions de Paris, ne voulant pas alors qu’on pût confondre les deux peuples ; mais elle se trompe en croyant qu’elle aura raison de l’autre à jour donné.

Il est un trait caractéristique qui distingue l’Allemand de tous les autres peuples de l’Europe. L’Allemand se complaît et vit dans son histoire ; son esprit sérieux et appliqué s’en nourrit avec délices : il a gardé tous ses tombeaux. Dans ses aspirations vers l’avenir se retrouve encore son amour du passé. Simple de mœurs et borné dans ses désirs, il s’attache à la condition morale où l’a placé la nature ; il ne change pas, il évolue sur lui-même. Il ne prend point les idées d’autrui, il les étudie, est assez curieux de les connaître, bien qu’il garde les siennes, et qu’il se contente de les développer par la réflexion. Sa nature est profondément historique. Il admire sa barbarie native dans Tacite, s’enorgueillit d’avoir repoussé la civilisation romaine, et de s’être approprié le christianisme par la réforme. L’irruption de ses bandes envahissantes sur les terres de l’empire romain et leur course vagabonde par le monde enflamment son imagination. Ce que nous appelons l’invasion des barbares, il l’appelle la migration[1], Wanderung. Tout civilisé qu’il est, il ne tient pas encore bien sur le sol, et ne s’en dédit pas, car il en trouve

  1. Voyez Wachsmuth, Gesch. der deutsch. Nationalität. 1860-62 (8 vol. in-8o), t. 1er.