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d’homme en petites couchettes superposées comme les cabines d’un navire. Rarement la ménagère y prend place, et dans ce cas une simple claire-voie lui sert de rempart. Au-dessous, on entasse les ustensiles du métier, les fromages de la semaine, les provisions de la petite bande, les bardes de la colonie, les harnachemens des chevaux. Suivant l’importance du troupeau, le personnel s’accroît. Ordinairement chaque patron ou sous-locataire de l’herbage (le premier étant le marchand de campagne) a sous ses ordres une dizaine de pecorari. Un seul homme peut garder jusqu’à deux cents moutons, mais pour traire les brebis il faut un personnel plus nombreux. Les quelques gouttes de lait substantiel que donne chaque bête sont précieusement recueillies dans des vases, puis versées dans le grand chaudron qui occupe le centre de la pagliara, posé simplement sur deux pierres servant de foyer. Tandis que la fumée s’échappe comme elle peut par la porte entr’ouverte ou s’amoncelle plus dense au sommet du cône, le riche caseum (ricotta) se coagule ; on le verse ensuite dans des formes de bois rond plus ou moins grandes. Celui qui n’a subi qu’un instant la cuisson se mange frais ; lorsqu’on veut obtenir une conservation plus longue, on prolonge l’action du feu. Il se produit ainsi un fromage épais qui pèse parfois un demi-quintal. Le sel et les soins préservent ces grosses masses de toute corruption. Les bergers s’empressent de les vendre, tant pour éviter l’encombrement que pour assurer leur précieuse récolte contre tous les risques. Le défaut de sécurité exposait autrefois les chefs pecorari aux rançons des bandes, heureux quand ils en étaient quittes pour quelques moutons. S’il se fût plaint à la police, le capopastore eût vu saigner tout son troupeau, et n’eût eu qu’à bien se tenir lui-même. Armer ses hommes ? hélas ! combien d’entre eux ont fait partie des bandes à l’occasion ! Nous avons reçu à cet égard des confessions étranges. L’incohérence des ordonnances de la police pontificale désarmait les populations, mais laissait des fusils entre les mains des nombreux déserteurs napolitains ou romagnols qui venaient exercer quelque métier rural dans les domaines du saint-père. Bien accueillis par celui-ci, ils lui payaient en brigandages leur dette de reconnaissance.

Quels progrès pouvait comporter un tel état de choses ? Réduits à ne garder aucune valeur dans leurs exploitations au désert, contraints de bien dissimuler leur argent comme d’écouler au plus vite leurs produits, forcés eux-mêmes à des compromis démoralisans avec les coureurs suspects et les subalternes douteux, on conçoit qu’ils ne songeassent guère à l’amélioration de leurs troupeaux, au perfectionnement de la laine. La misère seule était ici une garantie de sécurité. L’étude attentive des conditions économiques et sociales dans lesquelles osaient vivre ces pauvres patrons, entrepreneurs,