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trouble-fête que les oiseaux de proie qui passent et repassent en quête de quelque immonde pâture. Des bandes de buffles se vautrent d’un air farouche dans les marécages, et font penser aux jungles de l’Inde, leur premier berceau. Ce sont eux qui donnent un peu d’écoulement aux ondes malsaines des canaux, dans les Marais-Pontins, par l’agitation qu’ils produisent dans la vase. Enfin des troupeaux de moutons parcourent les coteaux élevés et les côtes arides.

Or tous ces bestiaux sont la propriété des mercanti di campagna. Dans les environs de la capitale et partout où ils le peuvent, ceux-ci parquent tant bien que mal leurs animaux entre des barrages grossiers, dont les longues lignes droites interrompent à peine la monotonie du paysage. Ces barrières sont leur œuvre, presque leur seule création locative ; parfois ils les font de compte à demi avec le propriétaire. Pieux et barres durent un peu plus d’un bail, une quinzaine d’années environ ; c’est la seule trace de la présence de l’homme. Point d’abris ; par tous les temps, on vit sub Jove : nuits froides et jours chauds, le bétail supporte tout cela. Telles sont les coutumes, résultat à peu près forcé de la dépopulation de l’agro romano. N’est-il pas curieux de trouver jusqu’aux portes de la capitale du monde chrétien une image aussi exacte de l’ancienne Scythie ou de l’actuelle Ukraine ? Si les barbares du nord, en envahissant l’empire romain, s’étaient proposé d’y importer leurs mœurs et une ressemblance de leur patrie, ils n’auraient pu mieux réussir. À ce parallèle ne manque pas même l’image dégénérée du Cosaque ou du Tartare. Les agens et les pâtres employés par les marchands de campagne, ce sont ces demi-barbares que vous voyez traverser les solitudes, montés sur leurs poulains sans ferrure, ou ces satyres peu récréatifs qui, vêtus de peaux de bouc, vous regardent arriver d’un œil curieux. Quoiqu’ils vaillent mieux que leur apparence, ne leur adressez pas la parole, s’ils passent sans saluer ; ils ne vous répondraient que par monosyllabes, d’un ton bref et bourru. Leur figure sévère n’est pas faite pour le rire. Ce qu’il y a de romain sous ces barbes noires ou fauves semble remonter au temps de Romulus et de Brutus l’Ancien. Hommes énergiques du reste, qui soutiennent avec leurs cavales indomptées des combats souvent périlleux, dont ils sortent vainqueurs par le sang-froid et l’adresse. En effet, l’état demi-sauvage étant celui de leurs chevaux, ceux-ci se laissent à la rigueur grouper et pousser çà et là par les pâtres ; mais nul, pas même le cavallaro, ne pourrait les toucher, tant ils sont farouches. C’est avec un hennissement de colère et un cabrement subit qu’ils éloignent les téméraires. Ainsi jamais l’étrille ne les nettoie ; à peine acceptent-ils quelques provendes jetées sur la terre nue aux jours de disette. Les chevaux des llanos ou des savanes américaines ne s’élèvent pas autrement. Aussi faut-il une