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suspendus ces nids d’aigle. Y sont-ils perchés pour le pittoresque du paysage ou pour la commodité des habitans ? Ni pour l’un, ni pour l’autre, mais pour la sécurité commune. Ici, nous sommes encore au moyen âge, à quelque cinq ou six cents ans en arrière ; la plaine n’est pas sûre, les chemins sont à peine praticables : il faut se grouper. Ces paysans n’osent bâtir leurs cabanes plus bas, dans les maigres champs qu’ils retournent à la bêche ; ils y seraient dévalisés par leurs voisins du bourg rival, par les jaloux de leurs familles. Que voulez-vous ? ce sont les mœurs d’il y a mille ou quinze cents ans, avec cette différence qu’alors le brigandage venait d’en haut, et que maintenant il vient d’en bas. Les descendans des barons ont trouvé leurs maîtres depuis qu’ils ne portent plus l’armure. Tout propriétaire a des envieux, et puis la frontière était si voisine, on était si vite sur le territoire napolitain ! Ces dernières années surtout, on a eu mainte occasion de continuer ces traditions d’un autre âge. La guerre était déclarée entre François II, roi légitime des Deux-Siciles, et le Piémont usurpateur ; le saint-père bénissait les défenseurs du trône ; la guérilla s’organisait au pied de ces roches. On s’est fait la main sur le territoire voisin ; on s’était levé en partisan, on est revenu brigand. Est-ce à dire qu’il faut répéter le proverbe : Romain, donc brigand ? Ce serait plus qu’une injustice. Les Romains ne sont pas responsables de ce que l’économie sociale des pontifes les a empêchés de marcher avec le genre humain.

On n’aperçoit pas de fermes disséminées à la façon des autres contrées européennes dans l’agro romano, ou si par hasard on en découvre une, on peut être sûr que c’est quelque reste d’une forteresse du moyen âge, hissée sur des substructions antiques, à demi crénelée, sans beaucoup de fenêtres à l’extérieur, à mine défiante, rébarbative, et habitée par des pauvres diables qui ne risquent pas grand’chose. Tout ce qui les entoure appartient à quelque prince romain. Leur mobilier est nul ; leurs vêtemens ne valent pas qu’on les ramasse ; les troupeaux ont seuls de la valeur, mais ces bestiaux, ils en sont responsables vis-à-vis du maître. S’il n’y a rien entre ces nids d’aigle, qui s’appellent ici des bourgs, de quoi vivent donc les habitans ? De bien peu de chose : les bœufs qu’ils gardent ne se tuent guère à leur usage ; c’était vendredi sept jours par semaine pour les sujets de l’église. Un peu de pain de mais récolté dans le vallon, quelques verres de vin du coteau voisin, quelques gouttes d’huile rance exprimée des olives de la montagne, en voilà pour tous les jours que le bon Dieu fait. Ce pauvre peuple n’a pas toutes les vertus, mais on ne peut lui contester la sobriété. Au reste la population n’est pas bien dense, comme on peut le penser. De rares montagnards descendent de leurs repaires, une bêche