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touchante, grave et religieuse. S’il ne s’était formé au milieu même de la lutte un parti puissant en faveur du protectorat, jamais nous n’eussions réussi à triompher de l’insurrection. Dans cette guerre d’embûches, de surprises, de broussailles, les naturels, dépouillés de tout l’attirail qui chargeait nos soldats, glissant nus dans ces bois dont ils connaissaient les moindres issues, auraient eu sur nous de trop grands avantages. Nos embuscades les faisaient sourire ; ils les évitaient presque toujours, et, si par extraordinaire quelque maraudeur isolé s’y laissait surprendre, il s’en tirait encore par une présence d’esprit, une audace et une agilité dont il nous suffira de citer un exemple.

Une compagnie d’infanterie s’était embusquée au bord de la rivière de Fatahua, et s’y tenait complètement cachée par d’épais fourrés de goyaviers. Nos alliés battaient le terrain aux alentours. Un Indien de la vallée en costume de combat, la cartouchière ceinte autour des reins, le mousquet sur l’épaule, la chanson sur les lèvres, descendait à cette heure le sentier qui longe la rivière. Il arrive bientôt à la hauteur de nos premiers soldats, et frôle en passant le canon des fusils braqués dans le buisson. Rien ne bouge. On le laisse s’engager davantage. Quand une partie du détachement se trouve en position de lui fermer la retraite, un sergent se montre, le couche en joue, et lui intime l’ordre de s’arrêter. L’Indien, à cet appel, se retourne brusquement et fait feu le premier. Dans sa précipitation, il n’a pas pris le temps de viser son ennemi ; il le manque. Le voilà désarmé en présence de cent hommes rangés sur son passage. Comment fuir ? comment échapper à ce feu de peloton qui le guette ? Le sauvage s’élance. Il court avec une telle rapidité, il bondit avec une telle souplesse, que les soldats qui l’ajustent sont pour ainsi dire obligés de l’ajuster au vol. Il essuie à bout portant près de cent coups de fusil sans qu’une seule balle ait effleuré sa peau. Il est enfin parvenu à gagner la grand’route ; mais cette issue a été gardée. Dix hommes s’avancent, lui barrent le chemin, et s’apprêtent à le saisir. L’Indien les écarte par un vigoureux moulinet, se jette sur un des côtés de la route, saute par-dessus d’autres soldats encore cachés dans le bois, et disparaît sous la voûte épaisse des goyaviers.

Tels sont les hommes que nous avions à combattre. Les eussions-nous vaincus, si, à l’intrépidité de Fernand Cortès, le commandant Bruat n’eût joint la sage politique du conquérant des Indes espagnoles ? Délaissé par la métropole, s’usant par ses victoires mêmes, il répara ses pertes en multipliant ses alliances. Son courage et sa générosité lui firent chaque jour de nouveaux partisans dans la population chevaleresque qui le voyait lutter contre tant de désavantages, et qui se sentait invinciblement attirée vers ce visage