Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’envahissement presque universel. Les Marquises, reconnues pour la première fois en 1595 par Mendaña, avaient conservé leur indépendance et n’avaient encore servi que de point de relâche à quelques navires baleiniers. Nous y plantâmes hardiment notre drapeau, et personne en Europe n’eut un instant l’idée d’en prendre ombrage ; mais quand il fallut demander à la chambre des députés les crédits nécessaires pour affermir notre domination sur des rochers habités par une race farouche, placés en dehors du grand circuit commercial, l’opposition se montra peu favorable à cette acquisition. Elle en contesta les avantages immédiats, et parut ne vouloir tenir aucun compte de ceux que le ministère lui faisait entrevoir dans un très prochain avenir. Le ministère prétendait en effet que l’isthme de Panama ne tarderait pas à être percé. Les Marquises se trouveraient alors sur la route de l’immense trafic qui s’établirait par cette voie entre l’Europe, les États-Unis et la Chine. L’opposition n’admettait pas qu’on pût percer les isthmes. Les Romains eux-mêmes, disait-elle, avaient dû renoncer à creuser un canal entre le golfe de Lépante et le golfe de Corinthe. On allait établir un poste dans le désert ; c’était chose plus facile que d’ouvrir un nouveau chemin aux caravanes. Impuissant à faire pénétrer sa conviction dans l’esprit de ses contradicteurs, le cabinet s’apprêtait à leur céder la place quand on apprit tout à coup que l’île de Taïti venait de se ranger à son tour sous la tutelle de la France. La nouvelle arrivait par une voie privée ; on n’en eut que quelques jours plus tard la confirmation officielle. Le ministre de la marine était à cette époque M. l’amiral Roussin, esprit éminent, fortifié par de constantes études, à qui l’on n’eût pu adresser sans injustice ce reproche si souvent fait à nos compatriotes « de ne pas savoir la géographie. » Fort étonné d’apprendre que nous étions devenus les protecteurs d’un peuple que les missionnaires méthodistes avaient, après de longs travaux, conquis à la foi chrétienne, l’amiral crut à une méprise. On avait dû, suivant lui, se laisser égarer par une similitude de nom et confondre les îles Viti avec la plus considérable des îles de la Société ; mais un second courrier dissipa toute incertitude. C’était bien une des plus riches conquêtes du protestantisme, et non pas un des derniers repaires de l’anthropophagie, qui venait de reconnaître la nécessité de vivre désormais sous notre protectorat. La compétition des pasteurs avait coûté la liberté au troupeau. N’était-il pas à craindre que l’Angleterre ne se montrât offensée d’un pareil procédé ? À notre grand étonnement, l’Angleterre se contenta de demander pour ses missionnaires des égards, pour ses anciens protégés une bienveillante indulgence. Si le gouvernement du protectorat ne portait nulle atteinte à l’œuvre de prosélytisme qui faisait l’édification de toutes les âmes saintes et que les sociétés bibliques s’accordaient à représenter comme le