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« un sacerdoce. » Pour elle, la France avait créé « un nouveau sacrement. » Ce roi sacré « faisait des miracles. » Cette religion de Reims fut la religion de Jeanne d’Arc : elle en vécut, elle en mourut. « Légende incomparable, fable sainte ! » En face de ce tableau enchanteur du passé, la société nouvelle fait triste figure : c’est « un régiment matérialiste où la discipline tient lieu de vertu. » Le peuple sorti de la révolution est « un peuple rogue et mal élevé. » Le principe de toutes nos lois est « la jalousie. » Dans la fausse philosophie démocratique, la vertu n’est que « l’âpre revendication du droit, » et la race la plus vertueuse est « celle qui fait le plus de révolutions. » Il y a encore des races vertueuses dans le monde, mais ce ne sont point les races démocratiques, ce sont des races féodales, les Lithuaniens, les Poméraniens, comprenant encore le devoir « comme Kant, » ce dont il est permis de douter[1].

On ne peut nier ce qu’il y a d’ingénieux et de profond dans ces observations critiques. Si, comme le dit Aristote, lorsqu’on veut redresser un bâton courbé, il faut le courber en sens contraire, on peut croire que ces avertissemens amers à l’endroit de la démocratie et de ses vices sont d’une grande opportunité ; cependant c’est à la condition que ces critiques ne soient prises que comme des avertissemens, et non comme des vérités absolues, car alors elles ne serviraient plus à rien. Dire que la société féodale est supérieure à la société de la révolution n’est qu’une vérité spéculative, intéressante pour le philosophe et pour l’historien ; ce n’est pas une vérité politique, car la politique n’a rapport qu’à l’action et à la possibilité. Il peut être légitime de rendre à la royauté et à l’aristocratie un juste hommage ; mais cette peinture rétrospective d’un passé à jamais détruit ne peut en rien nous servir à corriger les maux du temps présent. Le huitième sacrement a perdu sa vertu ; le roi ne fait plus de miracles. Disons plus, depuis longtemps la royauté n’en faisait plus lorsqu’elle a succombé. Hélas ! à la légende de Reims avait succédé la légende du Parc-aux-Cerfs. La nation est-elle si coupable d’avoir cessé de croire ?

Le tableau que fait M. Renan de l’ancien régime peut être vrai idéalement. On partage volontiers l’admiration qu’il inspire ; toutefois, si l’on veut être conséquent avec soi-même, on ne peut sérieusement proposer ce régime comme un modèle, sans admettre en même temps le principe sur lequel il reposait : le principe religieux. De là un argument ad hominem auquel le spirituel critique ne saurait échapper. Admettons théoriquement qu’une société fondée sur

  1. Kant est précisément un des philosophes qui ont le plus contribué à représenter la vertu « comme une âpre revendication du droit, » et qui ont le plus combattu la soumission de l’homme à l’homme. Rien de plus démocratique que la morale de Kant, et l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur cette morale est manifeste.