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la population. N’est-ce pas porter atteinte à la sincérité du régime constitutionnel et humilier la dignité de la couronne ? Si quelques cris poussés dans la rue suffisent pour renverser un cabinet, le pouvoir abdique et le règne de là populace commence. — Sans doute ce danger est réel et il est grand. Ce qui a perdu la révolution française, ce sont les journées, c’est-à-dire les coups de force du peuple de Paris dictant ses volontés à une assemblée terrorisée. Le premier devoir des partis est de savoir être minorité, sauf à reconquérir le pouvoir par les moyens légaux. Quand les partis se disputent la suprématie les armes à la main, au moyen d’insurrections populaires ou de pronunciamientos militaires, c’en est fait des institutions libres ; elles ne sont plus qu’un vain nom, et elles ne tarderont pas à faire place au despotisme, à moins que la nation vouée à une anarchie intermittente, comme au Mexique, ne trouve même plus en son sein assez d’élémens consistans pour faire durer une forme quelconque de gouvernement.

La Belgique, grâce à Dieu, n’en est pas là. Les manifestations récentes à Bruxelles, de même que celles de 1857, étaient pacifiques. Les libéraux n’ont pas songé un moment à employer le fusil ou le pétrole. Les foules qui en 1857 criaient : « à bas les couvens ! » et en 1871 « à bas les voleurs ! » étaient composées presque uniquement de gens aisés et bien mis[1] ; leurs adversaires les ont même appelés des révolutionnaires en gants jaunes. C’était un soulèvement de l’opinion, une émotion profonde, comme en éprouvent tous les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires ; ce n’était pas une émeute. L’Angleterre en a vu de bien autrement sérieuses sans que le régime parlementaire en ait été ébranlé ou déconsidéré. Encore l’an dernier, le chancelier de l’échiquier, M. Lowe, ayant proposé un impôt sur les allumettes chimiques, avec cette ingénieuse devise : ex luce lucellum, une vive agitation envahit les classes laborieuses, qui remplirent de processions les rues aboutissant au parlement, et l’impôt fut retiré.

On comprend et on admirerait volontiers la conduite plus fière de ces hommes d’état qui, forts de leur raison et soutenus par la conscience de leur droit, adoptant l’orgueilleuse devise : yo contra todos y todos contra yo, et qui trouvent une âpre jouissance dans

  1. L’un des administrateurs des sociétés Langrand, un ancien ministre, M. Nothomb, étant venu dire à la chambre que les gens qui avaient poussé des huées sous ses fenêtres portaient des bottes éculées, des chapeaux défoncés et des habits troués, M. Bara lui répondit : « Quoi d’étonnant ? ce sont vos actionnaires. » Sans doute quelques gamins se sont mêlés à la foule, ils ont même cassé des carreaux à coups de pierres ; mais tout le dégât a été payé par la ville moyennant la somme de 66 francs, juste 14 fr. de moins qu’en 1857. On le voit, en Belgique, tout se fait à bon marché.