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manège recommençait. Le public admirait cet inépuisable enfantement de compagnies financières. Il en confondait les noms, mais il souscrivait au hasard. La clientèle était de première volée ; ainsi le prince La Tour-et-Taxis s’engagea pour 17 millions ; l’empereur d’Autriche se trouva lui-même entraîné dans l’affaire comme tuteur du prince. On ne se rappelait pas que Law avait inventé ces actions engendrant par une sorte de parthénogenèse des lignées successives d’autres actions qu’on appelait en leur temps « les mères, » « les filles » et les « petites-filles. » Tout cela ne pouvait pas durer. Les avertissemens des gens bien renseignés, les inimitiés politiques, les haines soulevées en Hongrie par les opérations frauduleuses d’agens subalternes, l’avortement de certaines entreprises très importantes, comme celle du rachat des biens ecclésiastiques en Italie, qui devait se faire avec l’agrément du pape et des évêques, les querelles intestines des administrateurs entre eux, toutes ces circonstances précipitèrent une débâcle inévitable dès le début, et qui n’avait été retardée que par l’extrême habileté du directeur-général et par le persistant aveuglement des souscripteurs. M. Langrand alla habiter Paris, puis Londres. Il promettait de temps en temps de relever le féerique édifice, sitôt bâti, sitôt tombé, qui aurait enrichi tous ses fidèles sans les perfides attaques de ses ennemis. La faillite fut prononcée en décembre 1870. Certains administrateurs trop peu prévoyans furent déclarés responsables, et, par un concordat avec les créanciers, restituèrent presque tous leurs bénéfices. La justice instruit actuellement l’affaire, qui donnera lieu à une série de procès interminables. On ne peut encore apprécier exactement le total des pertes ; on prétend cependant que cette étonnante aventure aura coûté à l’épargne belge plus de 100 millions. Ce qui est plus grave qu’une perte d’argent, des intérêts de l’ordre le plus élevé ont été compromis. Quoique le nombre des personnes réellement coupables soit très restreint, l’éclat a été si grand que l’antique renom de probité dont la Belgique était fière s’est trouvé atteint à l’étranger. Le sentiment religieux, exploité par les ministres du culte pour engager les paysans à livrer leurs économies, a dû être ébranlé dans plus d’une âme naïve, et, quoi qu’en pensent les jésuites, il est toujours fâcheux que la foi serve dans des prospectus financiers d’enseigne et d’appât Enfin le parti catholique, à qui son nom devrait imposer le soin de ne donner que des exemples de haute moralité, a vu plusieurs de ses hommes politiques les plus considérables forcés de se condamner à la retraite, et d’autres nuire encore plus à leur cause en restant sur la scène. La Belgique a donc triplement souffert : dans sa foi, dans sa réputation d’honnêteté, dans la considération de l’un de ses grands partis.