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conversations journalières, il revenait sans cesse sur ces étranges contrées, qu’il nommait les antipodes intellectuels du monde chrétien. La pétrification de toute une race qui n’a pas changé dans le cours de la plus longue histoire connue lui paraissait un phénomène moral inexplicable. « Les Chinois ne sont pas seulement vieux, ils sont décrépits, écrivait-il dans ses notes inédites de 1869, et le prodige, c’est que ce peuple de vieillards n’a jamais eu de jeunesse, si loin que l’on remonte dans ses annales. Il parle, pense et sent aujourd’hui comme il y a trois mille ans. L’idiome, le système d’écriture, les lois et les rites, combinés pour éteindre toute spontanéité humaine, ont paralysé dès son berceau cette race fossile qui a vieilli sans grandir. On s’étonne quelquefois du peu de progrès fait par les missionnaires en Chine, on ne comprend pas que des doctrines aussi élevées n’exercent pas d’action sur ces nombreux mandarins qui passent leur vie à étudier ; mais comment ne voit-on pas que, plus les Chinois sont lettrés, plus dans ces machines perfectionnées la mémoire gagne aux dépens de l’intelligence ? Le christianisme, qui aspire à développer la personnalité humaine, lutte vainement dans ce triste pays contre la doctrine qui est parvenue à l’étouffer ; c’est la vie s’efforçant de galvaniser la mort. »

Ce problème moral et politique de la Chine obsédait l’esprit du jeune voyageur. C’était le sujet sur lequel il revenait le plus volontiers aux derniers temps de sa vie : il fallait que la fièvre fût bien ardente ou la prostration des forces bien complète pour qu’une conversation sur cette matière ne parvînt pas à ranimer mon bien-aimé malade en me donnant de courts momens d’illusion. Lorsqu’il reprenait à la vie, et par suite à l’espérance, Louis de Carné se complaisait à esquisser le plan d’un travail dans lequel il aurait rencontré l’occasion naturelle d’aborder cette grande question. Il se proposait d’exposer un jour l’état du christianisme dans l’extrême Orient, et souhaitait être envoyé au Japon afin de pouvoir y étudier ce sujet sur place. Dans un tableau dont les missions catholiques auraient occupé le premier plan, il jouissait par avance de la satisfaction de consigner une foule de détails sur ces pauvres chrétientés toujours tremblantes sous un joug à peine allégé ; il aurait surtout aimé à redire ce qu’il éprouva lorsque, durant une nuit de Noël, il entendit retentir pour la première fois sous un toit de bambous, au centre des montagnes qui séparent la Chine du Thibet, les chants qui avaient bercé son enfance, et que, voyageur épuisé, il reçut le fortifiant viatique des mains mutilées d’un vieux confesseur.

Après un séjour de quelques semaines dans la Cochinchine, qu’il trouva complétée par l’adjonction de trois belles provinces, Louis de Carné put enfin s’embarquer pour la France. Il y rentrait à la fin de 1868, portant dans son sein, sans nul symptôme encore apparent, le germe du mal mortel par lequel l’antique Asie semble vouloir se défendre