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fleuves de l’Indo-Chine. Devancer nos rivaux était donc un point d’une importance capitale.

Ces considérations frappèrent vivement M. le marquis de Chasseloup, alors ministre de la marine et des colonies, à l’insistance duquel la France a dû la conservation de la Cochinchine, longtemps menacée dans les conseils du second empire. Ce ministre approuva le projet d’une grande mission scientifique chargée, en remontant le Mékong depuis son embouchure jusqu’à ses sources encore ignorées, de statuer en pleine connaissance de cause sur la navigabilité problématique de ce grand fleuve, alors à peu près inconnu au-dessus du lac d’Angcor ; il crut surtout indispensable de montrer le pavillon de la France aux nombreuses populations riveraines avec lesquelles un établissement dans ces contrées nous conduisait à entamer des relations. M, Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères, s’associa avec empressement à la pensée de son collègue. Il voulut bien conférer à mon fils la mission de représenter son département, en l’autorisant à correspondre avec lui durant le cours du voyage, et, si brisé que soit aujourd’hui mon cœur, il conserve de cette désignation un reconnaissant souvenir, car sur les champs de bataille de la science on peut aussi mourir pour son pays.

Louis de Carné quitta la France dans l’automne de 1865. Il passa quelques heureuses semaines en Égypte, ou il retrouvait son frère, alors attaché à l’entreprise de M. de Lesseps. Arrivé à Saigon à la fin de décembre 1865, il consacra les premières semaines de son séjour à visiter les trois provinces de la Basse-Cochinchine, les seules qui appartinssent alors à la France, et, dans une correspondance adressée au département des affaires étrangères, il en exposa la situation avec l’entière liberté qui était dans son caractère comme dans ses devoirs. Cette visite terminée, le gouverneur de la Cochinchine l’envoya au Cambodge, où il put, durant les quelques mois encore nécessaires pour recevoir les passeports réclamés à Bangkok et à Pékin, continuer le cours de ses observations personnelles avant de venir rejoindre à Saigon les membres de la mission scientifique, enfin réunis. Ce fut durant ce premier séjour au Cambodge qu’il rencontra M. de Lagrée, désigné par la confiance de l’amiral pour conduire cette difficile entreprise. Nature sympathique et forte, M. de Lagrée cachait un cœur généreux sous l’inflexible rigueur du commandement militaire, dont il semblait être l’expression vivante. Toujours maître de lui-même dans les plus terribles extrémités, il prenait, afin de protéger la sûreté d’autrui, de minutieuses précautions qu’il aurait dédaignées pour garantir celle de sa personne. Déjà menacé dans sa santé, l’éminent officier, dont le nom ouvrit la liste funèbre close par celui de Louis de Carné, n’accepta la mission à laquelle l’appelait la voix publique que par dévoûment à la science, emportant, au début du voyage, le pressentiment du sort qui l’attendait. Le commandant de