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femme de ce Beaubriand ? autrement dit : qui l’emportera du père véritable, le comte de Noja, ou du père légal, le banquier Maubray ? Cette lutte entre ces deux hommes, qui se prépare depuis si longtemps, éclate bientôt en une scène finale et passionnée. Devant l’insistance cruelle du banquier à prendre pour gendre Achille de Beaubriand, M. de Noja s’emporte, s’exalte, puis implore à genoux. « De quel droit vous intéressez-vous au sort de ma fille ? dit enfin Maubray, je vous défends désormais de prononcer son nom. — Vous savez que je suis son père, — s’écrie le diplomate, et comme à ce moment la jeune fille entre, attirée par le bruit : — Eh bien, dites-lui donc à elle, monsieur, — ajoute le banquier. Le comte de Noja, qui ne peut sans honte révéler son titre de père à Christiane, baisse la tête : « je me suis trompé, mademoiselle, lorsque j’ai cru que je pouvais vous défendre ; nous sommes étrangers l’un à l’autre. — Moi seul je peux faire ton bonheur, murmure le banquier en attirant violemment dans ses bras la jeune fille, qu’il embrasse avec une sorte de rage ; tu aimes M. de Kerhuon. Je consens à ce mariage. — Et, tandis que le rideau s’abaisse, le diplomate annonce son prochain départ pour le Pérou.

Comme on le voit, ce feu de paille allumé si lentement dure peu, et pourtant la pièce est tout entière dans ce commencement de drame étouffé dès son début. Le reste est un grand vaudeville sympathique, quoique confus. On sent que l’auteur, parti pour chasser la grosse bête dans le grand bois, s’est attardé sous le taillis à courir le papillon.

Sur une autre scène, les défauts seraient sans doute moins apparens, mais au Théâtre-Français comment oublier qu’il n’est pas de vraie comédie sans l’étude consciencieuse et délicate d’un caractère, comment ne pas se souvenir que les jeux de scène, les situations, n’y ont de valeur qu’autant qu’ils aident à pénétrer plus avant dans l’âme des personnages, et que, si en beaucoup d’endroits on se trouve satisfait de voir des acteurs s’agiter agréablement, on entre ici pour trouver sur la scène des êtres vivant d’une vie individuelle, logique et vraie ?

L’acteur de talent qui joue le personnage du comte de Noja vibre dès le début avec une intensité qui choque. Cette ardeur passionnée est bien plutôt celle d’un jeune premier très jeune que celle d’un père dont la paternité est aussi peu évidente. En se trouvant tout à coup en face de cette inexplicable exaltation, on éprouve ce malaise que l’on ressent lorsqu’on arrive au milieu d’une conversation très animée et dont on ne connaît pas le sujet. Pourquoi ces visages colorés, ces yeux brillans, cette violence de geste ? se dit-on. Si l’émotion trop facile de M. de Noja est une particularité maladive de sa nature, que l’auteur me la fasse comprendre, c’est son devoir, qu’il nous fasse pénétrer dans le cœur de cet homme qu’on voit et qu’on entend vibrer, mais que l’on ne connaît pas.