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égalant la longévité du maréchal de Richelieu, né en 1696, mort en 1788, reparaîtrait ainsi, à l’autre bout du siècle, sur l’échafaud populaire, pour y expier, comme tant d’autres, des fautes et des corruptions dont il était innocent ? C’était du moins sa race, c’était le sang de la spirituelle marquise et des personnages que ces lettres ont fait revivre un instant sous nos yeux » Il y a loin de cette jeunesse, insouciante du siècle naissant, gaie, jusque dans sa misère, il y a loin de ces folles années de la régence aux sinistres perspectives du 6 germinal an II. Un mouvement puissant d’aspirations politiques et de créations littéraires a grandi et s’est développé dans l’intervalle ; mais déjà en 1715, sous la frivolité cynique qui se jouait à la surface d’une société blessée au cœur, le principe funeste qui allait tout corrompre agissait silencieusement. Les fermens de révolte s’insinuaient dans les masses, provoquées par le spectacle impudent du scandale privilégié ; la tradition de haine et de mépris commençait. Un défaut presque absolu d’esprit politique, ce vice originel de l’aristocratie française, l’oubli des devoirs sur lesquels se fondent la garantie des droits et l’excuse des privilèges, l’abaissement des caractères, énervés par la vie de cour, tous les désordres comme toutes les faiblesses qui perdent fatalement les classes dirigeantes, s’accusaient dès lors avec une gravité d’autant plus dangereuse qu’on n’avait pas même le sentiment du mal déjà fait, ni l’intelligence des réformes encore possibles. Rendons justice aux correspondans de la marquise. S’il leur manque cette hauteur de vues, cette prévoyante sagacité dont bien peu de leurs contemporains étaient capables, s’ils ne dépassent pas en général le niveau de ces talens du second ordre qu’aimait un régime sans hardiesse et sans indépendance, aucun d’eux n’a trempé dans les excès que l’histoire a flétris ; ce sont d’honnêtes gens qui résistent à la contagion des vices à la mode. Ils n’ont pas seulement les qualités brillantes de l’ancienne France, ils gardent et l’on retrouve chez eux ses mérites les plus solides et ses meilleures vertus, tout cet héritage moral du vieux temps, que la belle jeunesse de Versailles et de Paris dissipait gaiment, mais qui soutenait encore et devait conserver pendant trois quarts de siècle les institutions dont il était le plus ferme appui. Le vrai titre d’honneur de cette famille, ce qui la recommande à l’histoire, c’est d’avoir produit l’un des génies politiques les plus féconds du XVIIIe siècle, le marquis d’Argenson, l’ami de Voltaire et de D’Alembert, l’inspirateur de Jean-Jacques Rousseau, l’un de ces hommes clairvoyans et généreux que l’ancienne monarchie a trop peu écoutés, le précurseur enfin de Malesherbes et de Turgot.


CHARLES AUBERTIN