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ment. Nous avons donc en France le même contraste que sur le revers méridional des Alpes : le voyageur, partant de la région des orangers et des oliviers, peut s’élever en un jour dans celle des plantes du Spitzberg et du Groënland.

Les sommets élevés sont des observatoires où les astronomes, les physiciens et les naturalistes peuvent résoudre une foule de problèmes dont l’étude même est impossible dans la plaine. Pour les habiter, il faut renoncer à quelques-uns des raffinemens de la vie habituelle ; mais que de compensations à ces légers sacrifices, que de grandes impressions en face du spectacle toujours changeant d’une vaste étendue de la surface terrestre déployée sous vos yeux ! Ramond, le peintre et l’explorateur des Pyrénées, l’avait bien senti. Surpris un jour par le mauvais temps au sommet du pic d’Espingo, il se réfugie sous un bloc de granit avec son guide et assiste au spectacle grandiose d’un orage dans ces hautes régions. Son imagination s’éveillant, il se figure ce que verrait un observateur qui passerait une année entière au sommet de ce pic. « Non, s’écrie-t-il en se voyant à la place de l’observateur favorisé, non, ses jours ne seraient point livrés à l’ennui. Que d’événemens se succéderaient jusqu’à présent inconnus, inobservés, inouis ! Que de sensations et d’idées nouvelles ! Quel spectacle, une fois que les tempêtes de l’automne se seraient emparées de ces lieux comme de leur domaine, que l’izard léger et la triste corneille, seuls habitans de ces déserts, en auraient fui les hauteurs, qu’une neige fine et volage, entraînée de pentes en pentes et volant de rochers en rochers, aurait englouti sous ses flots capricieux leur stérile étendue ! » Esquissant à grands traits les phénomènes météorologiques, l’aspect du ciel et des montagnes pendant l’hiver, les nuits sombres et brumeuses suivies de journées radieuses où le soleil illumine les hauts sommets, tandis que la plaine disparaît sous une épaisse couche de nuages, les violentes bourrasques de vent interrompues par des intervalles d’un calme profond, il arrive au moment de la fonte des neiges. Les premières fleurs entr’ouvrent leurs corolles sur la terre ruisselante d’eau glacée ; le blanc linceul qui les a protégées pendant l’hiver se soulève pour les confier aux tièdes haleines du printemps. Les noires forêts se dessinent sur le flanc des montagnes, les pentes gazonnées reparaissent, la végétation renaît, les troupeaux s’apprêtent à monter dans les pâturages. L’été règne enfin, et les hauts sommets, devenus accessibles à l’homme, appellent le touriste pour réjouir les yeux, le poète pour l’inspirer, et te savant pour lui révéler des secrets que la nature dérobe à celui qui l’interroge entre les murs étroits d’un laboratoire ou dans les limites de l’horizon borné des villes et des plaines habitées.

Charles Martins.