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un trait de flamme, parcourut la Morée, quand elle se vit tout à coup dégarnie de troupes ottomanes, armée par les soins d’Ali, excitée par ses agens et unie dans une seule pensée, celle de la lutte. Ce ne fut point cependant la Morée qui donna aux populations chrétiennes le signal de l’insurrection. Ce signal leur vint d’Odessa et des principautés danubiennes. Odessa était le foyer de la conspiration hétairiste. Les peuples à cette époque aimaient à travailler dans l’ombre ; le temps était aux sociétés secrètes. L’hétairie fut une sorte de carbonarisme orthodoxe dont la trame s’étendit lentement pendant un quart de siècle et finit par envelopper tous les états européens du sultan. Le mouvement hétairiste avait choisi pour chef le fils d’un ancien hospodar de la Valachie déposé en 1806, le prince Alexandre Ipsilanti. Devenu major-général au service de la Russie, blessé à la bataille de Kulm, où il avait perdu le bras droit, le prince, aussi vaillant soldat que mauvais politique, croyait le peuple grec disposé à l’acclamer comme son suzerain, et ne doutait pas que les 6 millions d’âmes de la Roumanie ne se levassent à la voix des boyards, qui les avaient toujours traités avec moins de merci que les Turcs. Fort des stipulations du traité de Bucharest, — ce traité n’avait restitué les provinces danubiennes à la Turquie qu’en lui déniant le droit d’y faire entrer des troupes sans l’aveu préalable du tsar, — le prince Ipsilanti franchit le Pruth le 6 mars 1821. Le 9 avril, il était à Bucharest. Ce fut le terme de son entreprise. En deux mois, il avait réuni 2,000 hommes à peine ; l’empereur Alexandre le désavouait, le patriarche de Constantinople lançait contre ses complices l’anathème, et les troupes ottomanes qui bordaient le cours du Danube venaient de recevoir de la Russie l’autorisation de passer sur l’autre rive du fleuve. A la fin de mai, le pacha de Silistrie avait rétabli l’autorité du sultan à Iassy et à Bucharest. Le 26 juin, le prince Ipsilanti était réfugié sur le territoire autrichien.

La tentative infructueuse des principautés heureusement n’avait rien perdu ; l’élan cette fois était trop bien donné. Ali-Pacha ne se rendait pas, et continuait à retenir devant Janina l’armée de Kourchid. La Grèce, la véritable Grèce, se levait à son tour. Elle se levait à ce cri, qui fut pendant sept ans de cruelles épreuves son unique appui et sa patriotique devise : « les Grecs et les Turcs ne peuvent plus vivre ensemble. » Elle se levait comme elle ne s’était point levée encore, — pour mourir ou pour triompher. Une nouvelle période, de nouveaux devoirs commençaient pour la station française.

E. Jurien de la Gravière.