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anonymes des vieux maîtres allemands aussi bien que les eaux-fortes hollandaises, en un mot tout ce qui pouvait sous une forme quelconque caractériser les progrès de l’art ou en résumer l’histoire était recherché, reconnu, conquis par l’abbé de Marolles avec un zèle et une sagacité dont ses devanciers ne lui avaient laissé que des exemples très incomplets. Le moment était proche, il est vrai, où ce qui avait été chez lui le résultat d’un goût sérieux, le travail d’un esprit scientifique, allait devenir chez d’autres affaire de mode ou pure manie. Encore quelques années, et bon nombre de ces faux amateurs si justement raillés par La Bruyère en viendront à préférer aux estampes les plus belles les estampes qui n’auront « presque pas été tirées, » telle pièce unique peut-être, mais qui, n’étant « ni noire, ni nette, ni dessinée, » aurait paru « moins propre à être gardée dans un cabinet qu’à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la Rue Neuve. » D’autres, préoccupés avant tout du volume de leur collection, amasseront confusément toute sorte de gravures bonnes ou mauvaises ; d’autres au contraire ne consentiront à s’approprier que celles dont la dimension ne dépassera pas une limite fixe, et l’on a cité quelquefois un étrange ami de l’art qui, ne voulant admettre dans ses portefeuilles que des pièces de forme ronde et d’une certaine circonférence, taillait impitoyablement sur ce patron tout ce qui tombait sous sa main.

A l’époque où l’abbé de Marolles achevait la tâche qu’il avait entreprise, personne ne s’était avisé encore de donner carrière à ces prétentions plus ou moins niaises, à cet esprit de curiosité stérile. Le goût de la gravure, si puissamment développé par le talent des maîtres contemporains et par les mesures administratives prises depuis l’édit de Saint-Jean de Luz (21 juin 1660) pour favoriser l’essor de l’art, ce goût presque général parmi ceux qu’on appelait alors les honnêtes gens, avait reçu de l’abbé de Marolles une direction sûre, un solide aliment. Aussi lorsque les estampes qui avaient appartenu au judicieux amateur devinrent, grâce à Colbert et à Louis XIV, la propriété de tous, ce fut, même dans le gros du public, à qui profiterait avec le plus d’empressement de ces trésors, et se pénétrerait le mieux de ces exemples.

Restait toutefois une classification à établir, un parti définitif à prendre pour mettre les 123,000 pièces cédées par l’abbé de Marolles en état d’être livrées à l’étude, sans équivoque sur leur origine et sur leur âge comme sans péril pour leur conservation. Il y a tout lieu de croire que ce soin fut confié au vendeur lui-même, puisque les comptes des bâtimens sous le ministère de Colbert mentionnent, pour les années 1668 et 1669, deux gratifications, chacune de 1,200 livres, accordées « au sieur abbé de Marolles, en