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semblent assurés de plaire et qui ne sont acceptés des spectateurs que par lassitude et indifférence. Il y a là une équivoque dont il est temps de sortir. Le public trompe les écrivains en laissant vivre ce qui doit disparaître, et les écrivains à leur tour, en énervant le public, retardent la venue d’un art meilleur. Ajoutez à cela qu’on écrit aujourd’hui des drames en vue de tel et tel acteur. Depuis bien des années déjà, M. Delaunay, avec son jeu toujours si jeune, sa diction sympathique et vibrante, Mlle Favart avec ses élans de passion et sa grâce douloureuse, ont fait entendre au Théâtre-Français de merveilleux duos, des duos qui ont ému les cœurs et charmé les oreilles. Rien de mieux, pourvu qu’on ne s’accoutume pas à croire que le talent des interprètes doit régler les conditions de la poésie dramatique. Bien au contraire c’est à la poésie dramatique de gouverner ce talent, de le susciter et de l’assouplir par la variété des inspirations qu’elle lui confie. L’art tournerait longtemps dans le même cercle, si le poète, en combinant son œuvre, se condamnait toujours à l’écrire pour ce ténor ou pour ce contralto. Ce n’est pas ainsi que naissent les chefs-d’œuvre, ce n’est pas ainsi non plus que se développent et grandissent les sérieux interprètes de l’art théâtral.

La persistance des sujets scabreux offre donc, sans parler même des convenances morales, les inconvéniens littéraires les plus graves ; elle entraine encore des conséquences d’un autre ordre, conséquences très funestes au point de vue du patriotisme, et dont les écrivains auraient doublement tort de ne pas se préoccuper aujourd’hui. Savez-vous ce que. les étrangers pensent de ce théâtre perpétuellement inféodé à des histoires de séduction et d’adultère ? Ils croient que c’est la fidèle image de la société française au XIXe siècle. Nos ennemis surtout affectaient de le croire avant 1870, bien que les pièces les plus hardies de ce genre, celles de M. Alexandre Dumas fils par exemple, fussent contre-balancées par des œuvres d’une tout autre inspiration, comme les comédies de MM. Jules Sandeau, Emile Augier, Octave Feuillet ; ils s’attachaient aux inventions malsaines, aux peintures des sociétés interlopes, et soutenaient que ces courtisanes, ces femmes adultères, anges déchus ou créatures dégradées, enfin tous ces êtres qui se jouent du mariage et de la famille, représentaient exactement les mœurs de nos grandes villes. Tel peuple, tel théâtre ; c’est un principe que l’ardent critique Louis Bœrne a développé avec force, il y a une cinquantaine d’années, dans ses Feuilles dramaturgiques. Il appliquait cette sentence aux Allemands de la restauration pour les réveiller de cet engourdissement littéraire et moral qui avait succédé à leurs élans de 1813 ; au contraire la France de ce temps-là, cette France si vive, si prompte à se relever, si passionnée pour les libertés parlementaires, cette France où s’épanouissait le siècle nouveau excitait ses sympathies cordiales. Tel peuple, tel théâtre, wie ein Volk, so seine Schauspiele, ces mots, que Louis Bœrne commentait à la honte de l’Allemagne et à l’honneur de la France, avec quelle