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siècles, en ruiner la gloire, interrompre pour jamais l’histoire de la pensée humaine ! On en croira celui qui écrit ces lignes : il a connu ces mortelles tristesses, pressenti les douleurs de ce deuil. Lorsque, suivant son devoir, il rassemblait, pour essayer de les soustraire au péril, quelques-unes des raretés de premier ordre, quelques-uns des morceaux d’élite qui résument la marche de l’art et en marquent les principaux progrès, c’était le cœur navré qu’il songeait, en les contemplant une dernière fois, à ce qu’une bombe prussienne ferait bientôt peut-être de ce legs des âges, de ces reliques du génie ou du talent ; c’était d’une main tremblante d’émotion qu’il refermait sur elles la caisse préparée pour les recevoir, comme si la mort eût déjà fait son œuvre, et qu’il vînt d’ensevelir un cadavre dans le cercueil. — Cependant des jours plus douloureux encore allaient succéder à ces sinistres jours, des dangers plus terribles que ceux auxquels la Bibliothèque avait échappé pendant le siège allaient renouveler en les augmentant les angoisses, et menacer de si près ces murs à peine saufs des attaques à distance qu’on dut désespérer un moment de les voir une seconde fois préservés.

Chacun de nous ne sait que trop par quels actes de féroce démence le mois de mai 1871 a été signalé à Paris, et avec quelle frénésie parricide des meurtriers de l’honneur national et du passé, des hommes qui n’avaient de passion que pour la ruine, de foi que dans le néant, livraient aux flammes les monumens coupables à leurs yeux de perpétuer les souvenirs de notre histoire, de glorifier l’art français, de rappeler les grandeurs de notre civilisation. Avant les jours souillés par ces abominables forfaits, qu’était-il toutefois advenu de la Bibliothèque, et comment s’était écoulé pour elle l’intervalle qui sépare de la fin du siège la fin du régime de la commune ?

Jusqu’au moment où la torche des incendiaires allumait dans des édifices voisins le feu qui devait dévorer des richesses du même genre que les siennes, la Bibliothèque avait pu paraître, sinon à l’abri des invasions révolutionnaires, au moins à l’abri des violences sur les choses et des ravages matériels. Les usurpations de pouvoir même étaient demeurées d’abord plutôt nominales qu’effectives, et, sauf, intrusion de deux ou trois « délégués » qui se succédèrent à partir du 1er avril et qu’ils entrevoyaient de temps en temps, les fonctionnaires de l’établissement n’avaient eu à souffrir pendant les six premières semaines aucune atteinte à leurs droits, aucune restriction à la pratique de leurs devoirs. Une note rédigée par eux, une sorte de convention insérée le 6 avril au Journal officiel établissait que la présence d’un délégué à la Bibliothèque ne pouvait avoir d’autre objet que de les aider à « sauvegarder l’intégrité des