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L’Angleterre, qui pousse parfois jusqu’à l’absurde le respect de la liberté individuelle, ne s’est laissé prendre à aucun sophisme ; elle a été droit au but, au but pratique, à celui vers lequel il faut tendre lorsque l’on comprend que le premier devoir d’un gouvernement est de protéger la sécurité sociale. Le fou atteint de monomanie homicide, de cleptomanie, de pyromanie, qui, ayant tué un de ses semblables, volé, allumé un incendie, revient à la raison, n’est jamais rendu à la liberté ; on le considère comme un malade en rémittence, mais sujet à des rechutes qui peuvent mettre la société en péril, et par conséquent comme un individu dangereux qui doit vivre sous une surveillance continuelle. C’est là un exemple qu’il faut suivre et suivre au plus vite, car chaque jour les feuilles publiques racontent quelque malheur occasionné par un aliéné libre dont la vraie place, l’événement le prouve trop tard, était dans un asile ou dans une maison de santé. La science a un grand rôle à jouer dans cette question, il lui appartient de formuler les principes indiscutables sur lesquels on peut s’appuyer pour reconnaître, déterminer et affirmer l’aliénation mentale. Cette lacune de la loi de 1838 n’est pas seulement préjudiciable à la sécurité publique, elle a en outre des conséquences redoutables pour l’aliéné lui-même, qu’elle ne sauvegarde pas, et pour la justice, qu’elle entraîne à des erreurs. En présence de certains faits horribles et monstrueux, le jury a peur de reconnaître dans celui qui en est l’auteur un fou qu’il faudra relaxer immédiatement, puisqu’il ne serait pas coupable, et, dominé par le très légitime souci du salut général, il condamne.

On dit, je le sais, et c’est un argument qui paraît péremptoire : De tels fous sont un danger permanent, et la société a le droit, a le devoir de s’en débarrasser. — Nulle société n’a le droit de tuer ses malades, à moins qu’elle ne revienne aux temps barbares où l’on étouffait entre deux matelas les malheureux qui avaient été mordus par un chien enragé ; mais la question est plus haute et d’un ordre plus abstrait. Toutes les fois qu’une erreur de cette nature est commise, c’est l’expression la plus élevée, l’expression presque divine de la société qui souffre et qui est blessée, c’est la justice. Or tout ce qui peut porter atteinte à la justice, tout ce qui est de nature à en amoindrir le prestige, à diminuer le respect qui lui est dû, est mauvais, dangereux et coupable. De toutes les divinités que nous avons adorées, une seule est restée debout : c’est la vieille Thémis. Au milieu de nos bouleversemens matériels et de notre effarement moral, lorsque nous tourbillonnons sur nous-mêmes sans pouvoir trouver la route qui mène, au port, elle est demeurée impassible et sereine, équitable pour tous, rassurant les faibles et tâchant de