Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont la peau serait tendue sur une chair malsaine et trop gonflée. Parfois on entend au fond de la salle une plainte traînante, mélopée douce et tremblée ; c’est une malade qui tombe. Dans ses différens tours, qui n’étaient point bien compliqués, l’homme, voulant faire entrer un serin dans une coquille d’œuf, fit mine de lui écraser la tête entre ses dents ; il y eut un murmure et comme un sentiment unanime d’horreur : l’humanité dans ce qu’elle a de plus beau, la pitié, subsiste donc encore ! Une autre fois j’ai assisté à un bal costumé donné aux folles : on leur avait ouvert le magasin aux vêtemens, et elles s’étaient attifées selon leur goût, en marquises, en laitières ou en pierrettes. Généralement la folie des femmes est bien plus intéressante que celle des hommes : l’homme est presque toujours farouche, fermé, obtus, il raisonne même dans le déraisonnement ; la femme, qui est un être d’expansion universelle, exagère son rôle, parle, gesticule, raconte et initie du premier coup à tous les mystères de son aberration. Je me rappelle ce soir-là une vieille bossue vêtue en folle : elle allait et venait, manifestement nymphomane, tournant autour de deux ou trois hommes qui étaient là, et tendant ses bras maigres vers eux avec une expression désespérée. Tout se passa bien du reste. Le piano était tapoté en mesure par une malade : les filles de service et les aliénées dansaient ensemble et obéissaient ponctuellement à une folle qu’on avait coiffée d’un chapeau à plumes en signe d’autorité. Fière de ses fonctions et de son marabout blanc, elle mettait l’ordre partout où il en était besoin. On offrit des sirops et des massepains qui furent acceptés avec un empressement de bonne compagnie. Lorsque je me retirai, une femme s’approcha de moi et me dit : — Marquis, votre fête était charmante, je suis attendue aux Tuileries, veuillez dire qu’on fasse avancer ma voiture, mes gens sont dans l’antichambre. — Celle qui me parlait ainsi avait été fruitière dans la rue Harvey.

Les asiles dont je viens de parler sont amples et vastes, mais ils sont loin de suffire aux besoins de la population parisienne, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre par les chiffres, suivans : au 31 décembre 1871, les aliénés de Sainte-Anne, Vaucluse, Ville-Evrard, Bicêtre et de la Salpêtrière étaient au nombre de 2,237 ; Charenton en contenait 503, et les onze maisons de santé particulières établies à Paris ou aux environs en renfermaient 523, ce qui donne un total de 3,263 ; mais à cette même époque notre ville avait à répondre de 7,115 fous[1]. Pour satisfaire à des besoins si pressans et si nombreux, l’assistance publique, qui ne dispose dans ses

  1. Le nombre des hommes est inférieur à celui des femmes : 2,935 pour les premiers, 4,180 pour les secondes) ce qui infirme l’opinion deB médecins qui attribuent à l’usage du tabac une influence prépondérante dans les maladies mentales.