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avaient montré dans la dernière campagne une audace extraordinaire, si on les avait vus monter à l’assaut des forts de Metz ou des forts de Paris, de tels exploits auraient eu parmi nous un long retentissement. La prudence calculée de nos ennemis, l’art nouveau qui leur a permis d’obtenir les plus grands résultats sans exposer la vie des hommes dans des combats meurtriers, leur patience, la continuité soutenue de leurs efforts, tant de qualités solides qui les rendent dignes d’estime et qui imposent le respect à tout observateur éclairé, loin d’enflammer les imaginations populaires, créent plutôt contre l’armée allemande un préjugé défavorable. On l’accuse d’éviter les engagemens corps à corps, de se cacher volontiers dans les bois, et de préférer le duel d’artillerie, où l’on ne voit pas l’adversaire, au duel à la baïonnette, où on l’aborde face à face. Aux yeux des populations de l’Alsace et de la Lorraine, la défaite du soldat français ne lui a rien ôté de son prestige, et la victoire du soldat prussien n’a rien ajouté à l’opinion qu’on avait de celui-ci. Même après tant de désastres, le vaincu reste toujours pour la foule le type du courage, de la vivacité intrépide, de l’audace chevaleresque ; on croit encore à sa supériorité individuelle sur le vainqueur. On attribue les succès des Allemands non à quelque mérite qui leur soit personnel, mais au chiffre écrasant de leurs troupes et à l’incapacité des généraux français. La charge seule des cuirassiers de Reichsoffen laisse un plus grand souvenir dans les classes populaires que les victoires de la Prusse.

Si le soldat prussien, malgré tant de succès, n’a conquis en Alsace-Lorraine aucune espèce de prestige, possède-t-il au moins ces qualités aimables qui adoucissent pour les vaincus l’amertume de la défaite ? Fera-t-il oublier la bonne grâce et la gaîté facile du soldat français ? Nul ne le croit parmi les annexés. La discipline sévère qui pèse sur lui l’oblige à observer une grande réserve dans ses rapports avec les habitans du pays qu’il occupe, on n’aura presque jamais de torts graves à lui reprocher envers eux : le moindre acte de violence qu’il se permettrait à leur égard serait puni d’une manière rigoureuse ; mais, s’il n’est pour personne un voisin dangereux, il ne sera non plus pour personne un voisin recherché. Peu communicatif, volontiers absorbé en lui-même, souvent revêche ou insolent, lourd et raide, incapable de plaisanter et plus encore peut-être de comprendre une plaisanterie, il éloigne la sympathie au lieu de l’appeler. Il vivra en étranger sur le territoire conquis comme il vivait à Luxembourg, où pendant cinquante ans aucun rapprochement ne s’est opéré entre une population de mœurs affables et une garnison pleine de morgue. Comment réussirait-il à se faire aimer hors de chez lui lorsqu’il n’y réussit même