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dent volontiers la main comme si rien ne s’était passé qui dût altérer les rapports des deux nations ; il y en a même qui affectent de ne plus comprendre ce que c’est que la haine, eux qui l’ont si bien comprise autrefois, et de la considérer comme un sentiment incompatible avec la civilisation. Aux yeux de ces optimistes, moins naïfs peut-être qu’ils ne le paraissent, la dernière guerre n’est qu’un duel après lequel les deux adversaires devraient se réconcilier, au besoin même s’estimer et se traiter en amis. Faut-il leur rappeler que le vaincu, frappé à terre et mutilé de sang-froid, ne répond que par le dédain aux avances du vainqueur ? Si l’on voulait que la lutte restât jusqu’au bout courtoise et chevaleresque, comme l’avaient été la guerre de Crimée et la guerre d’Italie, il eût été équitable de n’y point préluder par l’incendie de nos villes, et de ne la point conclure par la mutilation de la France.

Loin de respecter les sentimens naturels de la jeunesse alsacienne et lorraine en la dispensant jusqu’à nouvel ordre d’un service militaire qui devait lui être odieux, la Prusse aggrave pour les annexés une charge déjà si lourde par une disposition toute spéciale qui ne s’applique qu’aux deux provinces arrachées à la France. Partout ailleurs, l’armée prussienne est organisée par régions ; les corps en activité de service et les régimens de la réserve se composent d’hommes qui habitent la même contrée et vivent déjà en commun avant de se réunir sous les drapeaux ; la certitude qu’ont les conscrits de retrouver au dépôt leurs amis et leurs camarades d’enfance adoucit pour eux les rigueurs de la loi militaire. Les provinces annexées à la Prusse en 1866 jouissent de cet avantage au même titre que les plus anciennes parties de l’empire ; l’Alsace et la Lorraine en sont seules exceptées. Au Reichsrath, le ministre de la guerre, interpellé à ce sujet, répondit qu’on n’augmenterait point le nombre des régimens, et que le contingent d’Alsace-Lorraine serait réparti dans les différens corps d’armée. Il ne restera même pas à ces jeunes gens séparés de leur patrie, forcés de servir à l’étranger, la consolation de vivre entre eux et de se prêter une mutuelle assistance ; on les versera dans des corps où ils se trouveront isolés, où leur qualité d’annexés les rendra suspects aux Allemands, et les exposera peut-être à une rigoureuse surveillance. Tel est le degré de confiance que l’Allemagne témoigne aux nouveaux sujets dont elle se prétend la mère, qu’elle ramène avec tant de sollicitude au giron maternel. Elle paraît si peu compter sur leur tendresse qu’en leur ouvrant ses bras elle a soin d’enchaîner les leurs. Il serait d’ailleurs bien difficile aux nombreux Alsaciens et Lorrains qui ne comprennent pas la langue allemande de servir dans des corps où tous les commandemens se font en allemand. Un officier