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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

sources ; ils avaient tout quitté et tout perdu pour ne garder qu’un bien, la patrie, non pas cette patrie de convention que crée la communauté de la langue, mais la patrie qu’on aime depuis des siècles, dont on a partagé la gloire et la grandeur, à qui l’on doit l’inappréciable bienfait d’une civilisation humaine, généreuse, libérale. Les plus grandes misères qu’ont eu à secourir au passage les comités locaux étaient celles des paysans. Quelques chiffres approximatifs feront connaître au public les charges énormes qu’acceptait dès le début de l’émigration, qu’accepte encore en ce moment le patriotisme de la charité privée ; 52 000 personnes au moins ont été secourues en dix-huit mois par le comité alsacien-lorrain établi à Nancy ; du 1er  septembre au 10 octobre, ce même comité distribuait aux émigrés 158 000 francs ; aujourd’hui, grâce au concours de la société de protection que M. le comte d’Haussonville préside à Paris avec tant de dévoûment, on construit des baraques pour loger autour de Nancy les ouvriers annexés ; à Paris même, 50 lits sont à la disposition des émigrans ; on dépense pour leur entretien près de 6 000 francs par semaine, sans compter les nombreuses distributions de vêtemens qu’on leur fait à domicile ou dans les bureaux de la rue de Provence.

Ceux qui restent ne sont en général ni moins attachés à la France ni moins hostiles à l’Allemagne que ceux qui partent. C’est la nécessité seule qui les retient. Ils ne choisissent point librement la nationalité allemande, ils la subissent malgré eux ; beaucoup, quoique ne pouvant partir, ont rempli toutes les formalités de l’option, afin de ne laisser aucun doute sur leurs sentimens. La France ne saurait leur en vouloir d’accepter le sont auquel elle les condamne par les traités qu’elle a signés ; ils sont la rançon de la patrie tout entière, et le sacrifice qu’ils font en la perdant doit leur être compté par tous ceux qui la conservent. Appartenant presque tous à la classe moyenne des villes et des campagnes, petits propriétaires de maisons ou de biens ruraux, ils restent parce que la propriété ne s’emporte pas, ainsi que la patrie, à la semelle des souliers, et que le départ pour eux serait la ruine. Tout ce qu’ils possèdent tient au sol ; nulle possibilité d’ailleurs de vendre ni même de louer. La plupart n’ont qu’un moyen de tirer parti de leurs immeubles, c’est de les habiter et de les exploiter eux-mêmes. Les gens riches qui ont des terres en France ou des valeurs mobilières peuvent faire le sacrifice d’une part de leurs revenus, laisser leurs propriétés d’Alsace-Lorraine improductives et inoccupées ; presque tous l’ont fait sans hésiter. Les plus beaux hôtels de Metz, une des villes de France où le luxe de l’architecture était poussé le plus loin, ne renferment aujourd’hui aucun habitant ; les millions ainsi immobilisés ne rap-