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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

sujets germaniques. On se réservait de statuer plus tard sur les conditions de séjour ; pour le moment, il fallait choisir entre la qualité d’Allemand ou le départ immédiat.

Cette nouvelle, qui avait été précédée de rumeurs plus favorables, causa une véritable panique dans tous les rangs de la société. Il y eut alors comme un entraînement universel qui poussa en quelques jours vers la frontière française une population affolée. La contagion de la fuite fut générale ; beaucoup de personnes qui n’étaient point encore décidées se décidèrent tout à coup, et partirent à l’improviste sans avoir réglé leurs affaires, sans se demander où elles iraient, quels seraient leurs moyens de vivre et leur asile le lendemain. Un même sentiment les animait toutes, riches ou pauvres, habitans des villes qui abandonnaient leurs maisons élégantes, campagnards qui laissaient derrière eux leurs champs sans culture, ouvriers qui renonçaient à un salaire assuré et au pain de chaque jour pour courir au-devant de la misère : un désir irrésistible d’échapper à la domination de l’étranger. La crainte d’être Allemands les poussait par milliers sur les routes et les déracinait du sol natal. La patrie n’était plus pour eux le lieu connu et aimé où ils avaient vécu ; ils appelaient de ce nom le moindre coin de terre où ils allaient retrouver notre langue, nos mœurs, notre civilisation. Quelle réponse à la prétention des Allemands de rattacher à la grande famille germanique leurs frères séparés de l’Alsace et de la Lorraine ! Singuliers frères qui tournent le dos à leurs prétendus parens et ne veulent connaître de l’Allemagne que le chemin de la France !

À voir le nombre et l’empressement des fugitifs qui encombraient les chemins dans les derniers jours de septembre, on eût cru que la guerre avait recommencé, et qu’une nouvelle invasion chassait devant elle les populations épouvantées : invasion aussi réelle en effet et plus redoutable que la première, car personne ne peut cette fois en calculer la durée. Tous les trains qui aboutissent à la frontière française, de Mulhouse à Belfort, de Sarrebourg à Lunéville, de Metz à Pont-à-Mousson, de Thionville à Audun-le-Roman, regorgeaient d’émigrans ; sur plusieurs points, l’affluence était si grande qu’il fallut à diverses reprises organiser des trains supplémentaires ; le 30 septembre, des milliers de jeunes gens traversaient encore ce qui nous reste de la Lorraine, fuyant à la dernière heure devant la conscription prussienne. Aux gares, les scènes douloureuses se succédaient ; des chefs de famille, des commerçans, de petits boutiquiers, confiaient leurs maisons, leurs intérêts, tout leur avoir, à leurs femmes, quelquefois même à de simples jeunes filles élevées par le malheur au-dessus de leur