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antérieures et à s’entourer presque uniquement de ses anciens, adversaires ? Dans le sud au moins tout pouvait être remis en question par le succès de Greeley, appuyé sur les blancs esclavagistes, et se faisant leur émancipateur à l’égard des lois fédérales avec aussi peu de ménagemens, de prudence et de mesure qu’il avait prêché autrefois l’émancipation des noirs. S’il était nommé président, les anciens rebelles devaient forcément dominer dans son entourage ; ils croiraient le moment venu de prendre leur revanche, et, sans pouvoir assurément recommencer la guerre, ils entraîneraient l’esprit léger du président dans de folles entreprises législatives, où, sous le prétexte des libertés locales, la liberté des affranchis recevrait de sérieuses atteintes. Quand même il n’en serait rien, et que le parti républicain dût garder la majorité du congrès, les hommes du sud, exaltés par le succès de Greeley, feraient sonner très haut leur victoire. Ils annonceraient des projets de revanche et alarmeraient les hommes de couleur, qui se mettraient sur la défensive : la guerre de races pouvait recommencer dans les états du sud. Sans doute M. Greeley dénonçait avec raison les carpet-baggers, ces aventuriers sans sou ni maille qui venaient des états du nord s’emparer des états du sud comme d’un pays conquis, et s’élevaient par le vote des noirs jusqu’aux premières magistratures du pays ; mais, pour chasser les carpet-baggers, fallait-il encourager, comme il ne craignait pas de le faire, les sociétés secrètes connues sous le nom de Ku-Klux-Khlan, et rendre toute liberté d’action à ces affiliations de brigands qui, sous prétexte de politique, massacraient et rançonnaient les hommes de couleur[1] ? Tant que les hommes du sud n’auront pas entièrement accepté les changemens accomplis et reconnu hautement l’égalité des deux races, tant qu’on les entendra dénoncer l’abomination du suffrage des noirs, et réclamer l’application de la subversive doctrine des states-rights, la politique adoptée aujourd’hui par M. Greeley sera souverainement dangereuse. Rien ne figure mieux dans une proclamation ou dans un discours que le cri de guerre qu’il emploie pour entraîner à sa suite ses anciens ennemis : « suffrage universel et amnistie universelle ; » mais ses nouveaux alliés n’ont adopté que la moitié de ce programme, et ils ne réclament l’amnistie universelle

  1. Voici un fait récent qui prouve que les crimes du Ku-Klux-Khlan ne sont pas, comme il plaît à M. Greeley de l’affirmer, une pure légende. Au mois d’octobre dernier, on vit arriver à Louisville un vieil homme de couleur respecté de tout son voisinage et nommé Basile Simpson, accompagné de sa famille, de ses bestiaux, et traînant avec lui tout son avoir. Ce pauvre homme cherchait un refuge contre les gens du Ku-Klux-Khlan, qui l’avaient battu de verges, avec toute sa famille, en lui intimant l’ordre de déguerpir dans les vingt-quatre heures. Basile Simpson, qui était un bon agriculteur, avait, paraît-il, de très belles récoltes de tabac qui avaient excité la convoitise de quelques-uns de ses voisins.