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marier ma sœur. Si vous décidez autrement (puisse cette douleur m’être épargnée !), quelle émotion n’éprouvera-t-elle pas, dites-le-moi, lorsqu’elle me verra non-seulement dépouillé de mon patrimoine, mais encore décrié, lorsque pour ma sœur elle ne pourra plus même espérer un établissement convenable dans le dénûment où elle sera plongée ! Nous n’avons mérité ni l’un ni l’autre, juges, moi de ne pas trouver justice devant vous, lui de conserver injustement la possession d’une si grande fortune. Pour ce qui est de moi, si vous ne savez pas encore par expérience quels services je pourrais vous rendre, vous pouvez du moins espérer que je ne serai pas au-dessous de mon père ; mais pour cet homme, vous l’avez vu à l’œuvre, vous savez très bien que, possesseur d’une grande fortune, bien loin de la mettre généreusement à votre service, il a été convaincu de s’être emparé du bien d’autrui. Ayez donc cela devant les yeux, rappelez-vous les autres raisons, et votez en faveur du bon droit. Vous avez des preuves suffisantes. Elles résultent de témoignages, de présomptions, d’inductions, de l’aveu même de ces hommes, qui reconnaissent avoir reçu tous mes biens. Ils disent qu’ils les ont dépensés ; non, ils ne les ont pas dépensés, ils les possèdent tous. Songez à toutes ces choses, et en même temps demandez-vous par avance ce que fera chacun de nous. Vous le savez bien, si j’obtiens de vous la restitution de ma fortune, je serai toujours prêt, comme de raison, à supporter toutes les liturgies ; mais lui, si vous le rendez maître de mes biens, il ne fera rien de semblable. Ne croyez pas en effet que ces biens qu’il nie avoir reçus, il veuille jamais les employer à votre service. Il les cachera plutôt pour faire croire que sa cause était bonne, et que vous avez bien fait de repousser mon action contre lui[1]. »


Nous avons tenu à reproduire cette péroraison tout entière, quoique les dernières lignes puissent paraître à un lecteur moderne en affaiblir l’effet ; il importait de montrer ainsi combien les habitudes du barreau athénien différaient des nôtres. Aujourd’hui l’orateur s’arrangerait de manière à laisser les jurés sous l’impression de la supplication pathétique qu’il leur adresse, du tableau qu’il leur a tracé des anxiétés de sa mère et de sa sœur ; en ajoutant quelque chose, il croirait commettre une faute de goût et compromettre son succès. Devant un tribunal athénien, c’était tout le contraire : s’il se fût arrêté après ce touchant appel à la compassion et à la générosité des juges, le plaideur aurait risqué de paraître vouloir leur

  1. Grâce à l’obligeance de M. Rodolphe Dareste, nous avons pu nous servir de sa traduction, encore manuscrite, de tous les plaidoyers civils de Démosthène. Œuvre tout à la fois d’un helléniste consommé et d’un savant légiste, cette version nouvelle, avec les notes qui l’accompagneront, fera connaître tout un côté, à peu près inconnu jusqu’ici, du moins en France du talent et de l’éloquence de Démosthène ; elle rendra un service d’un prix inestimable à ceux que commence à intéresser l’histoire, jusqu’ici si négligée, du droit attique.