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épaisse et douce ; elle n’a sous ce rapport aucune ressemblance avec celle dont on use dans les prisons ; celle-ci se boucle par sept fortes courrons de buffle, celle-là se lace à l’aide d’une grosse bande de toile tordue. À ce moyen de répression il faut ajouter le manchon, qui immobilise seulement les mains, et les entraves, qu’on peut nouer au-dessus de la cheville pour empêcher les malades de frapper leurs compagnons à coups de pied : quelques fous, ayant la manie de rejeter toujours leurs souliers, sont chaussés avec des brodequins fort ingénieux, amples et souples, mais fermés à l’aide d’une clé qui manœuvre un petit écrou fixant la lanière d’attache. C’est par ces procédés qu’on arrive à se rendre facilement maître des fous les plus furieux, à paralyser leurs violences et à neutraliser leurs tentatives, — si fréquentes, — de suicide et d’homicide. Il est rare qu’une heure ou deux de camisole ne ramène pas un calme relatif dans les esprits les plus surexcités. Doit-on conserver pour les aliénés l’usage de la camisole de force, est-il préférable de le bannir ? Grave question qu’on agite depuis une vingtaine d’années, et qui n’a pas encore été résolue. L’Angleterre, qui n’a rejeté les chaînes et le ferrement que bien longtemps après nous, n’admet pas aujourd’hui qu’on emprisonne les bras d’un fou dans un vêtement fermé, et elle met en œuvre ce qu’elle appelle le no restraint. L’aliéné est toujours libre, fallût-il trois ou quatre gardiens pour réprimer ses instincts dangereux, fallût-il, pour être bien certain qu’il ne s’étranglera pas pendant la nuit, faire coucher un surveillant avec lui, supplice qui dépasse de beaucoup celui de la camisole. L’adoption de ce système a amené une modification dans l’aménagement des asiles anglais, où l’on a cru devoir établir les cellules de sûreté dans la proportion de 75 pour 100 aliénés, tandis que chez nous, dans nos asiles municipaux nouvellement bâtis, la proportion est de 4 pour 100. En tout cas et à la suite de longues discussions, la science aliéniste française a repoussé le no réstraint, et maintient que l’usage de la camisole est salutaire aux aliénés.

Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s’ouvrent les cellules d’isolement qu’une vieille tradition léguée par Bicêtre et la Salpêtrière fait encore appeler les loges, une personne qui m’accompagnait m’a dit : « Ici, c’est la misère des misères. » L’on ne crie pas, on hurle ; on ne parle pas, on jappe ; on ne gémit pas, on rugit. Bien souvent, ici ou ailleurs, je suis entré dans la cellule des surexcités ; jamais je n’en suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou sans que l’on m’ait craché au visage. Toute en bois, garnie d’un lit, munie d’un escabeau fixé par une chaîne au lambris, la cellule s’ouvre d’un côté sur le corridor de ronde, de l’autre sur un petit préau isolé où le malade piétine plutôt qu’il ne se promène. Une de ces loges est entièrement capitonnée : planches, plafond, murailles,