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par reconnaître qu’il y avait eu exagération dans le sens purement littéraire. Le peuple français est cultivé, mais il n’est pas instruit dans le sens réel du mot ; on y manque généralement de notions positives et de raisonnement exact. Il n’y a donc nul inconvénient à ce que nos études fassent une part plus large que par le passé à l’instruction utile et pratique, et par compensation il est nécessaire de faire quelques sacrifices sur le superflu ; je ne dis pas qu’il faille le faire sans regrets, mais il arrive bien souvent dans la vie qu’on est condamné à faire ce qui vous est pénible, et, parmi les sacrifices que les circonstances nous imposent, avouons que celui des vers latins n’est pas le plus douloureux.

Quant à ceux qui jettent un cri d’alarme, comme M. l’évêque d’Orléans, et déclarent la culture intellectuelle perdue en France, c’est une exagération tellement évidente qu’on ne peut l’expliquer que par la passion politique, heureuse de trouver un grief de plus contre le gouvernement de la république. Il serait en effet difficile de faire comprendre à quelqu’un de sang-froid que l’esprit sera moins cultivé en France parce que les auteurs anciens seront plus lus et mieux étudiés, et parce que l’esprit s’exercera un peu plus en français, un peu moins en latin. Ce sont là les deux points essentiels de la future réforme. Lecture des textes et exercices français, est-ce là de quoi crier à la barbarie ? La culture intellectuelle ne s’est pas faite dans tous les temps de la même manière. Platon ne composait pas de vers latins ; lui-même, s’il revenait parmi nous, serait peut-être profondément surpris que la musique ne fût plus la base de l’éducation, et de la trouver réduite au rôle si secondaire d’art d’agrément, tandis qu’elle était pour lui une des colonnes de l’état. L’argumentation a été considérée pendant des siècles comme la forme essentielle de l’éducation ; c’est à l’école même de la scholastique qu’avaient été formés les vigoureux esprits du XVIIe siècle qui l’ont renversée. Toucher à l’éducation sans besoin et par système, c’est témérité ; mais y toucher sous l’empire d’une nécessité impérieuse, c’est prudence et sagesse. Est-il quelqu’un qui oserait prendre aujourd’hui la responsabilité de laisser la France dans l’ignorance des langues vivantes ? Non, sans doute ; mais qui veut la fin veut les moyens. Trois langues sont plus que deux ; c’est une vérité difficile à contester. On ne saurait mettre dans un panier plus qu’il ne peut contenir ; si vous y ajoutez d’un côté, vous ôterez de l’autre. Nous en sommes là aujourd’hui. Le problème ne peut être nié par personne : c’est à le résoudre que doivent d’un commun accord s’appliquer tous les bons esprits.


PAUL JANET.