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FRINKO BALABAN.

étincelaient de colère. — Que me voulez-vous ? s’écria-t-elle d’une voix étouffée.

— Passeport !

— Je n’en ai pas.

— Légitimation !

— Je n’en ai pas.

— Alors je vous arrête, dit Mrak, et il saisit les chevaux par la bride.

À ce moment, le capitulant s’avança, le fusil sur l’épaule, et tira Mrak à l’écart. On l’entoura, les têtes se rapprochèrent. — Laissons-la partir ! dit à mi-voix Balaban.

— La laisser… sans passeport… pourquoi ?

— Je la connais, reprit-il ; laissez-la partir.

— Je crois sans peine que tu la connais ! dit alors le vieux Kolanko avec un regard singulier. Vous pouvez la laisser partir, mes enfans.

Le capitulant était retourné près du feu, et tisonnait dans la braise. Les autres le suivirent un à un.

— Allez ! dit d’un ton railleur la sentinelle.

La dame retomba dans ses fourrures, le cocher fit claquer son fouet, le traîneau s’envola sur la nappe de neige. Mon Juif riait dans sa barbe.

— Qui était-ce ? demandai-je à voix basse à mes voisins.

— Elle.

— Elle ?

L’homme de carton répondit oui par un signe de tête en tourmentant une bûche.

— C’était la femme du seigneur de Zavale, murmura Kolanko, celle qu’il a aimée et qu’il aime encore.

Il y eut un long silence ; puis, l’homme de carton dit : — On prétend qu’elle n’est pas heureuse avec lui ; elle est toujours entourée de courtisans. Avez-vous vu comme elle était pâle ?

— Regardez-moi son traîneau, et l’attelage ! dit le capitulant. N’a-t-elle pas ses krakouses[1] et ses cosaques ? Les grands seigneurs lui baisent la main. Pourquoi ne serait-elle pas heureuse ?

Sacher-Masoch.
  1. Chez les propriétaires polonais, le cocher et le palefrenier portent généralement le coquet costume des paysans de Cracovie.