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FRINKO BALABAN.

comment tu peux toujours aimer la dame de Zavale, cette Catherine qui t’a si lâchement trahi.

— Tu ne le comprendras jamais, répondit le capitulant d’un ton sec.

— Pourtant, dis-je à mi-voix, aucune femme ne vaut ce qu’un homme souffre pour elle !

— Sans doute, monsieur ; aucune femme ne mérite le sentiment qu’elle inspire, — excepté une mère ; mais, pour revenir à l’autre, — quel est donc son crime ? Je ne suis pas né sous une heureuse étoile, voilà tout. Et puis d’ailleurs tant d’autres, qui ont aimé et ont pu se marier, où en sont-ils à présent ? Si elle était devenue ma femme, j’aurais peut-être fini par la battre… L’un vaut l’autre…

Je hochai la tête.

— Qu’est-ce qui vous étonne, monsieur ?

— Que vous ne parlez que de cet amour matériel, tandis que vous donnez vous-même l’exemple d’un sentiment bien différent.

— Je n’ai rien dit contre l’amour désintéressé ; ce n’est pas moi qui le blâmerai. Un homme peut bien donner son cœur, si cela lui fait plaisir ; pourquoi pas ? Une femme ne le peut pas. Mon cheval aussi me regarde avec des yeux presque humains, comme s’il voulait me parler, mais il ne peut que me caresser ; il en semble tout attristé, et pourtant demain il portera tout aussi gaîment un autre cavalier. Faut —il leur en faire un crime ?… Celui qui a un pareil amour au cœur doit se résigner à temps, ou bien s’attendre à être dupé de la belle façon, car la femme traite l’amour comme le Juif son commerce.

— Qu’est-ce vous dites là des Juifs ? chevrota mon cocher.

Balaban le regarda et cracha. — Toute notre sagesse, dit-il enfin, se résume dans ces mots : renoncer, souffrir, se taire. Et ne vous étonnez pas, si je n’ai pu oublier cette Catherine. L’amour ne se raisonne pas : il supporte tout et il résiste à tout, à la raillerie, aux coups, à la cruauté et à l’indifférence ; le temps, qui détruit tout, ne peut pas le détruire.

— Vous auriez fait un excellent mari, dit le centenaire après une pause. Pourquoi ne vous décidez-vous pas à prendre femme ? Chacun serait heureux de vous donner sa fille avec du bien au soleil et des deniers comptans.

— Comment pourrais-je me marier ? repartit Balaban. Pour la première fois, je viens de vous parler à cœur ouvert ; vous me connaissez à présent : puis-je aimer une autre femme ? et, si je ne l’aime pas, à quoi bon une femme ?

— À y regarder de plus près, tu as raison, ajouta Kolanko ; d’autant que tout passe avec le temps !