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puis nous gagnâmes la grande bataille de Kapolna et celle d’Iszeszeg. Ensuite il fallut nous replier ; l’hiver fut terrible, beaucoup de nos hommes restèrent sur le bord des chemins, engourdis par le froid, et s’y endormirent, le sourire aux lèvres. Enfin nous donnâmes encore une fois la chasse aux Magyars, jusqu’à ce que Kossuth s’échappa de la Hongrie comme un écureuil s’échappe de la forêt… Des temps mémorables, monsieur ! Les camarades tombèrent les uns après les autres, celui-ci par la balle, celui-là sous un coup de sabre ; tel autre s’est noyé ou est mort sur la route après avoir embrassé son sachet de terre natale. Les survivans se félicitaient, moi seul je ne tenais point à la vie, et je me pris à douter de tout. Où donc y avait-il une justice ?… Puis je revins au village avec mon congé quand mon père était mort.

— Ce n’est pas pour elle que vous êtes revenu ?

— Comment ? dit-il en haussant les épaules. Moi, un soldat licencié, et elle, une grande dame !.. J’avais donc perdu mon père, et ma mère aussi ; j’étais seul. La terre était libre ; mais tout était vendu, il me restait la chaumière et quelques arbres fruitiers. Bel héritage, hein ? Qu’y faire pourtant ?

J’avais toujours eu un faible pour l’éducation des bêtes. Je me mis à étudier les abeilles, et j’eus un beau rucher derrière ma maison, — vous le connaissez ; puis j’élevai deux superbes chiens, de vrais loups, — le père d’ailleurs est un loup véritable, je l’ai connu, — deux beaux crocottes gris avec des yeux d’où sortent des flammes la nuit, et j’acceptai le poste de garde-champêtre de ma commune. J’ai aussi un beau chat, — il se mit à sourire, comme fait tout paysan galicien lorsqu’il parle des chats, — je l’ai sauvé de l’eau ; vous le connaissez bien, mon Matchek.

— C’est ses chiens qu’il faut voir, monsieur ! dit l’homme de carton d’un air d’admiration où perçait l’envie.

— Il les mérite bien, le capitulant ! s’écria Kolanko. Jamais la commune n’avait encore eu un garde comme lui !

— Je vous en prie, interrompit Balaban, n’importunez pas monsieur avec ces choses-là.

— Mais non, m’écriai-je, tout ce qui vous concerne m’intéresse beaucoup.

— C’est trop d’honneur.

— En voilà un qui sait faire son devoir, dit gravement l’homme de carton ; je ne flatte personne, mais ce qui est vrai est vrai. Les voleurs le craignent comme le feu, les ivrognes sont dégrisés, s’ils le rencontrent la nuit. Lorsqu’il se présente pour faire rentrer l’impôt, il obtient plus que ne ferait un exécuteur avec vingt hommes.

— Aux élections pour la diète, c’est lui qu’on écoute plutôt que