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qui déshonorent la compagnie, et je vous jure que cette justice est plus efficace que les fers du prévôt.

Une année se passa ainsi ; alors il fallut un beau jour faire nos havre-sacs et nous rendre en Hongrie, puis de Hongrie en Bohême, et de Bohême en Styrie. Sous les drapeaux, on finit par voir de la sorte une foule de pays, qui tous sont à notre empereur, et des hommes très divers ; on devient modeste en découvrant que tout n’est pas parfait à la maison. Je trouvai là plus de bien-être, plus de justice et d’humanité, plus de civilisation[1] que chez nous. J’appris à connaître l’Allemand et le Tchèque, dont le langage ressemble au nôtre. Je vis saint Népomucène couché dans son cercueil d’argent, et le rocher où le roi l’avait tenu enfermé, et le pont de pierre d’où il fut précipité dans l’eau : on dit qu’au-dessus de sa tête on vit nager cinq étoiles flamboyantes. En Styrie, j’ai rencontré des hommes qui ont deux cous…

Je ne pus m’empêcher de rire à ce détail : Balaban s’en aperçut, et devint silencieux.

— Je me rappelle encore le jour où vous êtes revenu pour la première fois au village en congé, dit Kolanko. La veste blanche à paremens bleus vous allait diablement bien ; les femmes vous suivaient des yeux et chuchotaient… Mais ce Balaban ne se souciait pas des femmes !

— Vous savez, monsieur, dit le capitulant en s’adressant à moi, qu’en ce temps-là nos soldats pleuraient lorsqu’ils partaient en congé. Au régiment, on les avait habitués à l’ordre, à la justice, au point d’honneur ; à la maison, ils retrouvaient la servitude, la robot, l’arbitraire. Le jour de la distribution des congés, personne ne répondit à l’appel ; moi seul, je ne sais ce qui me prit, je sortis des rangs : tout le monde me regarda. Enfin je partis donc pour mon village. — Lorsque j’entrai chez mon père avec mon manteau gris et mon bonnet de police, il leva les yeux et approcha sa main tremblante de ses cheveux de neige. Je lui baisai la main. — Je suis content que tu sois venu, me dit-il. — Puis vint la mère, qui poussa un cri, riant et pleurant tout à la fois. Je leur parlai du régiment et des pays où j’avais été en garnison ; ils me donnèrent des nouvelles du village. Les voisins arrivèrent ; on but beaucoup d’eau-de-vie ce jour-là.

Tout m’était indifférent ; je me promenais comme un homme malade. Personne ne me dit rien ; de mon côté je n’osais pas questionner. Ce silence me disait que le comte devait avoir chassé Catherine ; en tout cas, il ne tarderait pas à le faire. Je le souhaitais

  1. Ce mot est familier aux paysans de la Galicie ; à la diète de 1861, il se rencontrait souvent dans la bouche de leurs députés.