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FRINKO BALABAN.

— Elle rougissait de l’avoir toujours devant les yeux, ajouta Kolanko ; alors elle le fit partir pour l’armée.

— Eiî ce temps, c’étaient les propriétaires qui fournissaient les recrues, continua le capitulant. Je fus donc empoigné par les cosaques et traîné dans la cour, où il y avait un piquet de bois ; on me fît mettre nu comme un ver, on me toisa ; le médecin me tapota sur la poitrine, me regarda dans la bouche, pais je fus inscrit ; c’en était fait de moi ! Ma mère se tordait aux pieds du mandataire, mon père dévorait ses larmes, et elle, elle était là-haut à sa fenêtre, et d’un œil sec me voyait debout dans sa cour, en ma misère, tel que Dieu m’a fait. Je pleurais de rage : cela ne servait de rien ; il aurait fallu de l’argent, et je n’en avais pas. On m’assermenta séance tenante, et on me mit sur la tête un bonnet de police. J’étais soldat. Au départ, tout le monde pleurait après nous, et les recrues pleuraient aussi. Chacun avait une croix suspendue sur la poitrine et un sachet rempli de terre qu’il avait prise sous le seuil de sa maison. Le tambour battit aux champs, le caporal dit : « En avant, marche ! » et nous partîmes comme des chiens couplés. Ils chantaient tous en chœur une chanson bien triste. Moi, je me taisais. Quand nous fûmes déjà loin, que le village, la forêt, le clocher, eurent disparu à l’horizon, mon parti était pris ; je me disais : — Eh bien ! tu serviras l’empereur ; c’est un métier comme un autre.

— Et la vie de soldat, vous convenait-elle ? lui demandai-je.

— Je n’ai pas eu à me plaindre, monsieur, me répondit-il avec un regard d’une douceur infinie. On ne me demandait que de faire mon devoir, rien de plus : c’était tout ce qu’il me fallait. Je fus d’abord envoyé à Kolomea, où j’appris l’exercice. Quand je sus manier le fusil, je n’avais plus qu’un désir, c’était qu’on se battît quelque part. Enfin je compris maintenant que l’ordre n’est pas absent des affaires de ce monde ; nous étions traités avec sévérité, mais avec justice. Et quand je montais la garde devant le bailliage, et que j’entendais causer entre eux les paysans qui trouvaient là aide et protection contre les Polonais, je levais les yeux sur l’aigle qui était au-dessus de la porte, et je pensais ; tu n’es qu’un chétif oiseau, et tes ailes ne sont pas bien grandes ; elles suffisent cependant pour abriter tout un peuple ! Puis, les jours de parade, quand je voyais flotter sur nos têtes le drapeau jaune avec l’aigle noire au milieu, je n’avais qu’à le regarder pour me sentir tout fier.

Au régiment, comme chez nous au village, nous tenons ferme ensemble : tous pour chacun, et chacun pour tous ! On aide les braves gens, et les gredins sont punis, mais cela se passe en famille. La nuit, quand les officiers sont couchés dans leurs quartiers et messieurs les sergens auprès de leurs femmes, on s’assemble en catimini pour juger les voleurs, les filous, les grecs, les ivrognes,