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rine quelques jours après chez elle. Le vieux père était absent pour la robot, nous étions seuls. Pendant que je la serrais dans mes bras, elle tremblait, et elle m’embrassait à me faire saigner les lèvres. Tout à coup elle sourit. — Songe un peu, dit-elle ; si je tenais là devant moi un haut et puissant seigneur comme je te tiens en ce moment, et s’il soupirait en roulant les yeux comme tu fais ! — Lorsqu’elle parlait ainsi, elle joignait ses deux mains sur sa nuque, se penchait en arrière et regardait le plafond, comme en rêve. — Il y a de quoi être fière, murmurait-elle… un tel seigneur ! Pour les autres, le fouet,… mais moi, il me baise les mains. Tu ne me crois pas, peut-être ?

Oh ! je la crus sans peine. Elle vit que les larmes m’étouffaient, et elle fut touchée sans doute ; elle m’écarta doucement les cheveux du front, et essaya de sourire. Voyant que je me taisais toujours, elle se leva enfin, et se mit à peigner sa longue chevelure. — Qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle. Prends garde de me lâcher… — Ses yeux étincelaient de colère.

— Catherine, lui dis-je, pense à l’éternité.

À ces mots, le vieux Kolanko s’agita sur son siège improvisé, et jeta sur le capitulant un regard de pitié.

— J’y pense justement, répondit-elle. Ici-bas, la vie est courte, là-haut nous aurons du temps devant nous.

— Et tu crois à ces choses ? interrompit le centenaire.

— Elle vint s’asseoir près de moi, continua le capitulant. — Que dirais-tu, Balaban, commença-t-elle, si j’étais au seigneur ici-bas, et là-haut à toi, rien qu’à toi ? Là-haut nous serons tous des esprits purs, mais ici-bas je ne suis qu’une femme. — Ses yeux s’étaient contractés, et sur ses lèvres rouges errait un sourire méchant qui me donna le frisson. — Si tu avais un château, si tu pouvais me donner des servantes et des valets, une voiture avec quatre chevaux, me rapporter de la ville des pierreries et de la zibeline, comme en portent les femmes des nobles, ou même si tu étais seulement un paysan aisé, eh bien ! je ne voudrais être qu’à toi seul… Tu es l’homme que j’aime le plus au monde. — Elle se pendit à mon cou, m’embrassa en pleurant.

J’étais anéanti par la douleur : je songeais comme un malheureux qui est dans les fers, qui va être exécuté, et qui ne voit de salut nulle part. — Sais-tu ce que je vais faire ? lui dis-je à la fin, j’irai parmi les haïdamaks, je me ferai brigand, et tu auras des pierreries, de l’or, de l’argent, des fourrures de zibeline et d’hermine, tout ce que tu voudras…

— À quoi bon ? reprit-elle en hochant la tête. Tu finiras par être pris et pendu. Le seigneur au contraire peut tout me donner sans courir aucun risque. Est-ce que cela ne vaut pas mieux, dis ?