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REVUE DES DEUX MONDES.

— Vous devriez en effet nous faire un récit, dis-je à mon tour. On prétend que vous racontez bien.

— Voulez-vous un conte de fées ? répondit-il avec un empressement poli.

— Non, des choses qui vous sont arrivées à vous-même.

Le centenaire approuvait de la tête. — Il en sait plus long que bien des gens, dit-il de sa voix éraillée.

Le capitulant se passa la main sur le front. — Que pourrais-je vous raconter ?…

— Mais qu’est-ce donc que le Juif voulait dire tout à l’heure ? demanda l’homme de carton en avançant le cou et en clignant ses yeux moroses.

— Ah ! mon Dieu ! c’est toute une histoire, repartit le capitulant d’un ton bas ; ses regards se fixèrent sur le feu, une expression de tristesse navrante se répandit sur ses traits.

— Une histoire ? dit avidement Kolanko.

— Une histoire comme il y en a beaucoup ; tout cela est bien vieux déjà, et nullement intéressant.

— C’est une histoire d’amour, ajouta l’homme de carton à mi-voix, d’un air pudique, et il regarda l’ancien soldat en dessous.

— Ça doit être curieux, s’écria Kolanko.

— Point curieux du tout, répondit le capitulant ; des choses qui arrivent tous les jours. J’aime autant vous parler de la guerre de Hongrie… Mon régiment s’était donc mis en marche…

— J’espère que tu ne vas pas nous faire marcher encore une fois de Doukla à Kaschau[1] ? interrompit le vieillard avec humeur. Ce serait la septième fois, si j’ai bonne mémoire. J’aimerais mieux autre chose.

— Dis-nous plutôt ton histoire, insista l’homme de carton.

— Quelle histoire ?

— Eh bien ! celle de la Catherine qui demeure là-bas, de la comtesse enfin, reprit l’homme de carton à voix basse, mais avec une nuance d’amertume méprisante, et dans ses yeux brilla un éclair où se lisait la haine invétérée de nos paysans pour les nobles.

— L’avez-vous connue ? demanda Frinko Balaban sans lever les yeux. — Personne n’osa prendre la parole. — Eh bien ! moi, je l’ai connue.

Sa voix vibrait, douce et triste comme la dernière note de nos chants populaires. Lentement il levait la tête, il était pâle, ses yeux s’ouvraient grands et fixes comme ceux d’un visionnaire.

— À présent, il va raconter, chuchota le Mongol en poussant du coude l’homme de carton.

  1. La première marche du corps de Schlick dans la campagne d’hiver.