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FRINKO BALABAN.

d’un long sommeil ! — Il s’absorba dans ses rêveries. — La vie céleste, monsieur, je pense que c’est une plaisanterie. Ici-bas tout ce qui respire doit faire les cent coups pour sustenter sa pauvre existence, et on me fera croire que là-haut seront nourris tant de fainéans ! S’il y a une vie au-delà du tombeau, c’est que nous recommencerons de peiner et de souffrir.

— Est-ce que vous ne croyez pas à une autre vie ? demanda doucement le cajutulant, et sa voix tremblait.

— Moi, je n’affirme rien, répliqua Kolanko en se grattant le nez. Le diak[1] doit savoir ce qui en est, il a étudié les saintes Écritures. Et il est écrit : « C’est pourquoi les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal. Et tout tend en un même lieu. Ils ont tous été tirés de la terre, et ils retournent tous dans la terre. Qui connaît si l’âme des enfans des hommes monte en haut, et si l’âme des bêtes descend en bas ? Et j’ai reconnu qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que de se réjouir dans ses œuvres, et que c’est là son partage. Car, qui le pourra mettre en état de connaître ce qui doit arriver après lui ? » C’est mot pour mot dans la Bible.

— Le meilleur pour l’homme, c’est de se réjouir dans ses œuvres ! s’écria le capitulant. Faire son devoir, il n’y a que cela.

— Ainsi, repris-je en m’adressant au vieillard, vous voudriez mourir pour toujours, et la mort ne vous effraie point ?

— Si, si, mon bon monsieur, — il hocha la tête en ricanant, — j’ai une peur atroce de la mort.

— Comment cela ?

— Eh bien ! tant que je vis, je puis espérer qu’il y aura une fin à tout ceci, n’est-il pas vrai ? — ses petits yeux gris semblaient pénétrer jusqu’au fond de mon âme ; — mais, si la mort vient, la mort que j’attends depuis plus de cent ans, et si alors je n’ai pas cessé d’exister,… tout est perdu ! — Les assistans éclatèrent de rire. — Je vous en prie, monsieur, continua— t-il avec volubilité, regardez-moi : je ne suis pas un malheureux à bout de ressources, un paysan ruiné ou un scribe sans ouvrage ; je suis fatigué de vivre, oh ! bien fatigué ! Et les gens s’étonnent lorsqu’ils trouvent un homme qui s’est pendu !

Il se tut pendant quelques instans. Le feu pétillait, la fumée montait lentement vers les bouleaux, le vent était tombé tout à fait. Le centenaire regarda Balaban en dessous. — En voilà encore un qui en a, dit-il tout bas. Pas vrai ?

Le menton de l’ancien troupier touchait sa poitrine, et il se taisait. — Raconte-nous quelque chose, Balaban !

  1. Chantre d’église, sacristain et maître d’école à la fois, le diak joue un rôle important dans la paroisse.