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des yeux qui peuvent impunément regarder le soleil. Derrière nous disparaissent et le village et la rouge forêt ; les cimes lointaines des montagnes dégarnies s’éclairent une dernière fois, puis s’évanouissent ainsi que les collines et les arbres isolés. Nous sommes entrés dans la plaine indéfinie. De la neige devant nous et derrière nous, un ciel blanc sur nos têtes, — et autour de nous la solitude absolue, la mort, le silence.

Nous sommes emportés comme dans un rêve. Les chevaux nagent pour ainsi dire dans la neige, le traîneau les suit sans bruit. Une petite souris grise court sur la neige durcie ; pourtant l’œil ne découvre nulle part ni cheminée, ni arbre creux, ni taupinière, et elle trotte là d’un petit air affairé et déterminé. Où donc va-t-elle ? Déjà ce n’est plus qu’un petit point noir, puis nous sommes seuls de nouveau. On dirait que nous n’avançons plus ; rien ne change autour de nous, pas même le ciel, qui demeure complètement fixe, sans nuages, d’une teinte uniforme comme s’il était blanchi à la chaux, immobile et sans éclat. On s’aperçoit seulement que le froid devient plus aigu, plus pénétrant ; c’est un froid qui cingle. Mosche Leb-Kattoun a senti une douleur ; il ramasse, effrayé, une poignée de neige pour s’en frictionner l’oreille, puis rabat avec soin les oreillettes de son bonnet fourré. Est-ce donc que notre traîneau serait arrêté comme un navire au milieu d’un calme plat, qui s’agite sans changer de place ? Peut-être croyons-nous seulement avancer, — de même que nous croyons vivre ; car au fond vivons-nous réellement ? Vivre, n’est-ce pas être ? Or cesser d’être, c’est n’avoir jamais été.

Voici un corbeau qui arrive ; il fend l’air de ses ailes sinistres, le bec ouvert et silencieux. Il s’approche, il voltige autour d’une butte de neige. Est-ce un monceau de gravois, est-ce une meule de foin oubliée, perdue, où il devine des souris ? Il en fait le tour en sautillant et en voletant, puis, l’inspection terminée, se perche dessus et joue du bec. C’est une charogne. Il ne reste pas seul longtemps : c’est maître loup qui montre déjà sa nuque velue ; il lève le museau, prend le vent et accourt au trot. Arrivé au but, il flaire, il regarde l’oiseau, gémit et frétille de la queue comme un chien qui retrouve son maître. Le corbeau est debout, sa voix rauque est joyeuse, il bat de l’aile. « Viens, frère, il y en a pour nous deux ! » Comme ils se comprennent, les deux filous !

À mesure qu’il descend, le soleil devient visible à l’horizon sous la forme d’une boule vaporeuse et brillante. Il ne se couche pas, il se dissout dans la neige ; il fond comme de l’or liquide, des ondes dorées coulent jusqu’à nous, des traînées de lumière irisée se jouent sur la nappe blanche, qui semble aspergée d’argent fondu. Enfin tout disparaît ; les jets de lumière rentrent, pâlissent ; un moment, une