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l’un contre l’autre. Empire d’Allemagne ou empire de Russie, lequel des deux a le moins d’intérêt à nous nuire ? Évidemment c’est l’empire d’Allemagne. De deux choses l’une : ou bien M. de Bismarck jugera prudent de conserver l’empire austro-hongrois comme un tampon entre l’Allemagne et la Russie, ou bien il en convoitera la partie allemande. Dans le premier cas, il laisserait subsister l’Autriche tout entière ; dans le second cas, c’est-à-dire en mettant les choses au pire, il aurait intérêt à maintenir au moins la Hongrie pour empêcher la Russie de s’étendre jusqu’au port de Fiume, à quelques lieues de Trieste. Au contraire, la Russie est intéressée à la suppression totale de l’Autriche-Hongrie, car dans la dislocation de l’empire des Habsbourg non-seulement elle nous prendrait les provinces slaves du nord et de l’est, comme l’Allemagne nous prendrait les provinces allemandes du nord-ouest, mais elle voudrait absorber la Hongrie afin de tendre la main aux Esclavons, aux Illyriens, à tous les Slaves du sud, et de s’établir sur l’Adriatique. L’Allemagne ne consentira jamais à ce voisinage. Nous avons donc, nous, Hongrie, le même intérêt que l’Allemagne sur ce point ; c’est à l’Allemagne que nous devons offrir notre alliance. Les deux empires se garantiront réciproquement leurs possessions actuelles. L’Allemagne y gagnera l’assurance de ne pas être inquiétée par l’alliance possible de la Russie et de la France, surtout si elle trouve une occasion d’attaquer la Russie avant que la France ait achevé de réparer ses ruines ; l’Autriche-Hongrie y gagnera une sécurité qui lui manque aujourd’hui, elle n’aura plus à redouter ni le panslavisme ni le pangermanisme, elle pourra se livrer tout entière à œuvre de sa consolidation intérieure. »

Ces idées, soumises au prince de Bismarck par le comte Andrassy, auraient été accueillies avec une joie secrète ; M. de Bismarck en effet voyait plus loin que son interlocuteur, et découvrait dans cette combinaison beaucoup d’autres avantages que le ministre hongrois n’avait pas soupçonnés. Il y avait là pour le grand joueur d’échecs une occasion de faire coup double, et même quelque chose de plus. Son plan fut bien vite combiné : s’unir à l’Autriche contre la Russie, infliger à la Russie des défaites assez graves pour la mettre hors d’état de rien entreprendre pendant bien des années, telle était la première partie du programme. M. de Bismarck détruisait ainsi d’avance la possibilité d’une alliance franco-russe. L’Autriche y trouvait son compte en haine de la Russie, comme l’Allemagne en haine de la France. Seulement M. Andrassy avait eu tort de ne pas prévoir la suite de l’aventure. Le programme avait un second point : une fois la Russie hors de cause, M. de Bismarck était libre de partager l’Autriche selon ses propres vues sans avoir à compter avec personne. On s’étonne parfois que ce partage de l’Autriche ne soit