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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

la lutte sera sérieuse, et le dénoûment n’est point facile à prévoir. Tout ce que j’ai pu recueillir sur la population des campagnes s’accorde en ceci, que les répugnances pour l’annexion prennent le tour d’une querelle religieuse et en ont l’animosité. Seulement, entre les communes catholiques et les communes protestantes, il y a plus que des nuances, il y a des contrastes, si bien qu’à un jour donné elles pourraient obéir à des mots d’ordre différens ; mais sur tout ceci les renseignemens ne sont encore ni bien complets ni bien sûrs, il convient de ne les accueillir qu’avec réserve. Pour les ouvriers des fabriques, le cas est différent ; les données sont certaines, les informations précises, et, pour Mulhouse surtout, des plus satisfaisantes que l’on puisse souhaiter.

Pas plus que d’autres, ces populations n’avaient pourtant résisté aux vertiges d’ambition et à l’esprit de désordre qui se sont emparés des ouvriers depuis une dizaine d’années, et dont le dernier mot est venu aboutir à Paris dans des flots de sang et des amas de ruines. Quelques mois avant la guerre, Mulhouse avait ses grèves comme Bischwiller, et lassait en Alsace les entrepreneurs d’industrie par les prétentions qui se produisaient sous la dictée des sociétés secrètes. C’était tantôt sur le prix des salaires, tantôt sur les heures de travail, que s’élevaient ces querelles, où les patrons avaient constamment le dessus. Presque toutes se terminaient par quelques rixes avec la police et l’emprisonnement de quelques mutins. Au fond, l’ouvrier n’avait guère le goût de ces échauffourées, et ne s’y prêtait que par déférence pour ses conseillers ; dès qu’il le pouvait, il signait sa paix avec le patron et reprenait le harnais de misère. Cela se passait ainsi des semaines et des mois en brouilles suivies de raccommodemens. Naturellement personne ne gagnait à ces manèges. En homme qui réfléchit et sait calculer, l’ouvrier sentait bien que tout n’était pas bénéfice dans des joutes avec plus fort que soi ; il avait vu pendant le chômage son épargne fondre à vue d’œil, sa famille pâtir, et au bout du compte il retombait sur sa même paie plutôt diminuée qu’accrue et sur les mêmes conditions de durée pour son travail ; mais il avait obéi au mot d’ordre donné de loin, fait ni plus ni moins que ses camarades, et comme eux conduit à fond la campagne ordinaire contre le capital. S’il avait dissipé son argent, il était en règle avec l’opinion, c’était une satisfaction suffisante, et à l’occasion il était prêt à recommencer. De combien d’ouvriers n’est-ce pas là l’histoire, et combien de grèves n’ont pas d’autre dénoûment !

La guerre venue, une trêve forcée coupa court à ces disputes désormais sans objet, une portion des ouvriers courut aux armes, les autres restèrent quoique temps inoccupés. Ce fut pour tout le