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y a dans ces sculptures un art tout particulièrement français, c’est-à-dire un art composé de fine observation morale, de malice profonde, de sentiment dramatique et de philosophie familière, qui fait d’autant plus regretter les mutilations qu’elles ont subies.

Ces sculptures sont à notre avis la véritable richesse de Notre-Dame de Beaune, mais elle les possède depuis trop peu de temps pour en tirer encore orgueil. Il en est une autre de date beaucoup plus ancienne, qui fut tout spécialement créée pour elle, et dont elle aime à se vanter de préférence. C’est une suite de longues bandes de tapisseries destinées primitivement à entourer le chœur, et que leur prix a fait soustraire depuis longtemps à tout usage. Ces tapisseries, qui représentent la vie de la Vierge, datent de l’année 1500 et furent données à l’église par un certain archidiacre Jean Lecoq. Elles sont en effet fort belles, mais en dehors de leur beauté elles offrent un genre particulier d’intérêt qui mérite d’être signalé. Nous nous figurons volontiers aujourd’hui que les choses marchaient avant nous avec une lenteur extrême ; or voici des tapisseries qui prouvent de la plus irréfutable manière qu’une belle œuvre d’art produite dans n’importe quel pays de l’Europe civilisée était connue du public, des artistes et des amateurs avec une rapidité singulière. Le fragment de tapisserie où est représenté le mariage de la Vierge reproduit détail pour détail le célèbre tableau du Pérugin dont son élève Raphaël nous a donné une si belle imitation. L’attitude du grand-prêtre est la même, les attitudes de Joseph et de Marie sont les mêmes, le petit garçon qui est à l’angle de la tapisserie casse les baguettes sur son genou avec le même geste. L’artiste a certainement connu l’œuvre du Pérugin, sans quoi cette coïncidence serait vraiment extraordinaire. Or ces tapisseries sont de l’an 1500 et le tableau du Pérugin, si mes souvenirs sont exacts, est des tout à fait dernières années du XVe siècle. Je demande s’il est possible à une œuvre de faire un plus rapide chemin. Cette tapisserie a été sans doute à son tour bien vite célèbre, car je retrouve l’imitation directe de quelques-unes de ses scènes dans telle ou telle verrière. Par exemple, le tableau qui représente la mort de la Vierge a été reproduit sans presque aucun changement par le verrier limousin Pénicaud dans un vitrail de l’église de Saint-Pierre-du-Queyroix à Limoges. Nous finirons par découvrir que chaque siècle a son genre de rapidité qu’il n’applique qu’aux choses qu’il préfère ; aujourd’hui nos marchandises et nos corps sont transportés avec une vitesse que certes le XVIe siècle ignorait, mais je défie bien que n’importe quelle renommée d’artiste marche plus promptement dans notre expéditif XIXe siècle que ne marcha au XVIe la renommée de Raphaël, ni que la parole de n’importe quel révolutionnaire se propage avec autant de vitesse que se propagea