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cependant à une époque où toute l’influence appartenait aux classes moyennes, et où elles étaient seules à vivre de la vie politique. Comment, après avoir échoué chez les classes moyennes, réussirait-elle mieux devant une démocratie et en présence du suffrage universel ?

Il est vrai qu’après 1830, au lendemain d’une révolution faite par la bourgeoisie, le parti légitimiste a essayé d’en appeler de cette bourgeoisie révolutionnaire à la masse du peuple, qu’il aimait à supposer fidèle à ses anciens rois. Ce sont les écrivains légitimistes qui ont inventé le suffrage universel comme un moyen de replacer l’héritier de la vieille monarchie sur le trône de ses pères. Cela leur a mal réussi, comme chacun sait, et ce n’est pas le descendant des Bourbons que la comédie plébiscitaire a remis sur le trône. Le parti de l’ancien régime ne pouvait conserver l’affection des classes populaires qu’à la condition de les tenir en tutelle et de ne jamais permettre qu’elles fussent émancipées par l’acquisition du droit de suffrage. Du moment où ces classes naissaient à l’existence politique, elles ne pouvaient que s’éloigner chaque jour davantage du passé qu’on leur demandait de rétablir. Elles devaient aller d’abord aux idées de la révolution française dans leur incarnation la plus brillante et la plus grossière, sous la forme du césarisme napoléonien ; puis, à mesure qu’elles s’affranchiraient de cette superstition nouvelle et qu’elles s’instruiraient dans la pratique de leur pouvoir, elles devaient abandonner l’idole impériale pour s’adresser à son tour à la république. Aussi la légitimité ne compte-t-elle plus beaucoup sur l’appui du suffrage universel ; c’est maintenant aux classes bourgeoises et moyennes, ses ennemies d’autrefois, qu’elle voudrait en appeler des classes populaires. Après avoir aidé plus qu’aucun autre parti à introduire ces dernières dans le pays légal, elle voudrait maintenant les chasser du temple comme immorales et incapables, et elle compte sur la bourgeoisie conservatrice pour l’aider dans cette entreprise. Cette fois encore elle se trompe : les classes moyennes peuvent regretter le temps où elles étaient seules à représenter le pays ; mais elles n’essaieront pas d’y revenir, parce qu’elles savent très bien que certaines révolutions sont irrévocables, et qu’à trop vouloir remonter en arrière on risque toujours de tomber en avant. Toute entreprise contre le suffrage universel mettrait une arme redoutable aux mains des ennemis de l’ordre légal et nous ramènerait un césarisme quelconque issu des excès de la démagogie, sinon même ouvertement appuyé sur elle.

Sur quoi donc la légitimité peut-elle fonder ses espérances ? Quelle est la force réelle dont elle dispose aujourd’hui ? Elle a, dit-elle, son principe, sur lequel elle s’appuie comme sur un roc