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presque toute la péninsule du Balkan ; les Turcs les pratiquent, sans qu’il soit possible de dire ce que les Schkipétars doivent à leurs voisins, ce qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes. Si on veut que toutes ces traditions remontent aux origines de la race, il faudra cependant remarquer qu’on en trouve de toutes semblables dans le Nouveau-Monde. Les sources et les arbres ont été vénérés partout, le serpent a toujours frappé l’imagination populaire, il n’est pas de peuple qui n’ait cru aux esprits, et les Indiens ont des philtres contre le mauvais œil. Ce serait un beau sujet pour un historien que de prendre ainsi quelques-unes des voix de la nature, celles des eaux et des forêts par exemple, de chercher comment elles ont parlé à l’homme des différentes races, selon les pays et selon les temps, depuis l’enfance du monde jusqu’au jour de haute pensée philosophique. Ces voix sont restées les mêmes ; celui qui les écoutait seul a changé, et cependant aujourd’hui encore ne pouvons-nous retrouver l’impression que faisaient sur nos pères ces harmonies ?

Il est cependant des usages qui semblent être restés particuliers, sinon à la seule race albanaise, du moins à toute une partie de la famille indo-européenne. De ce nombre sont les funérailles et les banquets en l’honneur des morts. Quand un Albanais a cessé de vivre, tous ses parens se réunissent ; ils s’arrachent les cheveux, se déchirent la figure, qui souvent est couverte de sang, mettent leurs vêtemens en lambeaux ; chaque assistant doit adresser un discours au mort, vanter ses vertus : ces improvisations, qui se renouvellent durant des heures, sont entrecoupées de cris aigus et de sanglots. On ne peut oublier une scène pareille quand une fois on l’a vue. Dans une ville albanaise, à Argyro-Castro, le hasard me fit passer la journée près d’une maison où l’on pleurait un mort. Les cris commencèrent avant le jour et ne s’interrompirent qu’un instant, vers midi, pour reprendre bientôt et se continuer jusqu’au soir ; on les entendait dans tout le quartier. Ces cantilènes lamentables, mêlées de hurlemens, n’avaient pas épuisé les pleureuses, qui le lendemain se retrouvèrent au même lieu pour continuer de gémir. Toute l’année, les femmes viennent ainsi deux et trois fois par semaine pleurer celui qui n’est plus. De pareils usages supposent une violence d’impression qui donne à ces malheureuses des forces inconnues dans nos pays ; il y a là une brutalité de douleur que nous comprenons mal, et dont le spectacle nous est insupportable. La scène est tout antique : on la retrouve chez les premiers poètes grecs ; les monumens figurés la représentent souvent, mais surtout aux premières époques de l’art. Nous avons dans nos musées des vases à peinture noire et des tableaux de terre cuite qui sont l’illustration fidèle des cérémonies albanaises. Il est vrai qu’avec les