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séparent de la mer. Quelle armée s’aventurerait avec ses bagages et ses canons dans ce pays impraticable ? Que si cette absence de route a quelques inconvéniens, l’Osmanlis en prend son parti. De Scutari à Constantinople, on compte vingt-deux journées, encore le voyage ne peut-il se faire que dans la belle saison. Les fonctionnaires que la Porte envoie dans la province prennent, pour se rendre à leur poste, les routes les plus étranges ; ils remontent le Danube, vont à Vienne, puis à Trieste, et de là par le Lloyd gagnent l’escale d’Antivari, à moins qu’ils ne descendent du Bosphore à Syra, pour faire le tour du Péloponèse et débarquer à Corfou. Des gens qui sont exposés à être nommés à Bagdad ou dans la province de Van ne s’effraient pas pour si peu. Si les pluies ont commencé, — et qu’ils ne soient pas gouverneurs de province, auquel cas il leur faut toujours se hâter, — ils attendent le retour du printemps. Ils savent qu’en hiver personne ne voyage, que leurs compétiteurs n’iront pas plus qu’eux à Constantinople. Durant la mauvaise saison, presque toutes les intrigues chôment chez les Osmanlis. C’est une conviction du vieux parti turc que les améliorations modernes ne peuvent que nuire aux musulmans : les routes serviront aux rayas qui font le commerce, aux étrangers qui protègent toujours les rayas, qui verront plus facilement ce qui se passe en Turquie, — les ports et les chemins de fer aux Européens, les écoles aux idées de révolte ; la richesse publique détruirait l’empire, puisqu’elle serait tout entière aux mains des populations soumises. La barbarie est le rempart des Ottomans, comme cet espace inculte, semé de fondrières, de gros rochers, coupé de hautes montagnes, privé de toute route, est la meilleure défense de Scutari. Il n’y a qu’un ennemi de la race, le progrès ; aucune idée n’est plus précise pour les musulmans d’Albanie. Ils s’expriment à ce sujet avec une franchise brutale, et peut-être ne se trompent-ils pas de tout point.

Le vilayet de Scutari, formé de la Haute-Albanie, Albanie blanche ou Guégaria, porte officiellement le titre de province d’exception ; c’est qu’il est très peu étendu. Le voisinage du Monténégro, l’indépendance des tribus des montagnes, leur esprit d’indiscipline et aussi le privilège qu’elles ont de servir, bien que chrétiennes, dans les armées du sultan, telles sont les raisons qui ont fait un gouvernement général d’une circonscription qui, en toute autre partie de la Turquie, formerait un simple sandjak. La Haute-Albanie en effet ne compte guère plus de 250,000 habitans. Le vilayet voisin de Janina a une population de 700,000 âmes, celui d’Andrinople, au nord, de près de 2 millions. Si on excepte les environs du lac de Scutari et le bord de la mer, le pays est un entassement de montagnes, où les