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hommes de la ville de Balaguer. On a envoyé contre lui une première colonne qui a été repoussée après avoir éprouvé des pertes sérieuses ; il a fallu expédier aussitôt des forces plus considérables devant lesquelles les carlistes ont fini par se replier. Si l’on n’y prend garde, si le gouvernement, toujours convaincu de l’impuissance des partis, ne prend pas des mesures plus décisives, l’Espagne est exposée à tomber dans ce gâchis de l’insurrection chronique, tantôt sous le drapeau carliste, tantôt sous le drapeau républicain, en attendant que quelque autre drapeau se lève pour ajouter à la confusion. C’est ce que dans le langage du radicalisme officiel on appelle au-delà des Pyrénées : le règne de la liberté !

CH. DE MAZADE.



Œuvres de Rabelais, illustrations de Gustave Doré, 2 vol. in-folio ; Garnier frères.

Voici une œuvre bien différente de la Bible et de la Divine Comédie qu’illustrait naguère M. Gustave Doré. Il n’est pas un chapitre du livre de Rabelais que l’artiste ne commente par un dessin. C’est la foule des personnages qui entourent Gargantua et Panurge qu’il met sur pieds, qu’il habille, qu’il fait agir et parler autour des deux héros du roman, tantôt d’une parfaite délicatesse, quand l’auteur a ces entrevues de finesse exquise qui ne sont pas un des moindres charmes de ses récits, tantôt exubérant de vie et de gaîté, plus souvent encore entraîné dans le monde des plus bizarres conceptions, alors que le poète arrive à cette folie de l’étrange, à ces ivresses du rire qui ne tiennent pas moins de l’idéal que l’enthousiasme pour la beauté absolue. C’est surtout cette puissance de la joie, cette fièvre de la vie du corps, cette kermesse étincelante d’esprit, inondée d’un vin généreux, toute pleine d’éclats bruyans, souvent sensée, toujours si française, que M. Doré excelle à peindre. Quand l’auteur ouvre cette boîte en forme de tête de Silène, où il y a, dit-il, tant de pensées sérieuses, l’artiste devient grave ; mais cette gravité, comme il convient, est toujours souriante et presque moqueuse.

On voit bien ici, en passant tour à tour du texte aux dessins, comment le comique est une partie du grand art, combien il peut être profond, à quel point il diffère de l’esprit léger, qui n’en est que la parodie, tout ce qu’il comporte de poésie vraie. Le comique, quand il ne devient pas un jeu trop facile et sans dignité, s’inspire du sentiment de notre invincible faiblesse, de toutes ces disproportions qui sont entre nos rêves et la réalité, de ces antithèses perpétuelles de nos aspirations et de ce qui est, des mille contrastes que présente la nature comme si elle voulait mettre notre raison au défi de trouver le vrai, de comprendre le spectacle du monde. Tandis que le misanthrope se retire dans sa tristesse impuissante, l’artiste pense qu’il y a quelque grandeur dans ces oppositions, dans cette suite de contre-sens ; s’il rabaisse l’homme, aussitôt il