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trois heures. Le plus souvent, on couche à mi-chemin dans un moulin abandonné. Comme il n’y a nul village sur ce parcours, le voyageur qui ne porte pas ses vivres avec lui ne dînera que le jour suivant à Scutari. Enfin on aperçoit la ville, mais la dernière épreuve est la plus périlleuse ; cette capitale s’élève sur la rive gauche de la Boiana, qui à cet endroit sort du lac, et dont le cours est très large. Un pont de bois vermoulu qu’on doit traverser est si bas que la moindre inondation le recouvre et entraîne les parapets. Les chevaux ne se hasardent qu’avec hésitation sur ce parquet mouvant où leurs pieds peuvent être pris dans les interstices que les planches laissent entre elles. Il arrive souvent que des caravanes parvenues à ce point campent en face de la ville jusqu’à ce que l’eau décroisse ou qu’on leur procure des barques. Le bazar de Scutari, un des plus importans de la Turquie, car on y vient de toutes les montagnes du pachalikat et du Monténégro, est bâti près du pont dans un bas-fond. Chaque année, l’eau entre dans les boutiques, et de temps en temps en emporte une partie. La ville elle-même a été plusieurs fois détruite par les débordemens du lac ; on voit de tous côtés des ruines qui rappellent ces catastrophes, nulle part les digues qu’il serait facile d’élever et qui rendraient impossible le retour d’aussi grands désastres.

Nous avions traversé tout Scutari que nous cherchions encore cette capitale ; quelques masures, aperçues à droite et à gauche, nous avaient paru n’être que des faubourgs. Les rues sont très larges, les maisons, entourées de jardins, se cachent derrière des murs élevés. Chaque demeure est isolée, l’habitant se renferme chez lui comme dans une forteresse. Des portes épaisses de bois bruni, garnies de serrures massives, indiquent seules les habitations. Aucune ville n’a davantage l’aspect d’un village ; Scutari cependant compte plus de 35,000 âmes. Au printemps, le vaste espace qu’elle occupe devient une forêt de verdure : malgré les arbres, la poussière et le soleil y sont alors insupportables ; en hiver, la ville est un lac de boue au milieu duquel les maisons s’élèvent comme des îlots. Toutes les mosquées sont récentes ; le palais du gouverneur, vaste rectangle à un étage, dont une galerie intérieure fait le tour, donne une assez juste idée de ce que devaient être les constructions primitives où les rois huns tenaient leur cour. Un des derniers pachas a cependant fait commencer une rue européenne, élever un casino ; il y a, en sortant des faubourgs, une chaussée de 2 kilomètres de longueur, que l’autorité a soin de montrer aux étrangers, et qui, dit-on, sera continuée un jour jusqu’à la mer.

Les beys d’Albanie trouvent que cette capitale est bien protégée, que nulle muraille ne vaudrait les marais et les précipices qui la