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sala, Tibulle n’ait eu, comme tout Romain, l’espoir de s’enrichir à la guerre. Gloire et butin sont deux mots qui ne vont guère l’un sans l’autre chez les écrivains latins. Patriciens et chevaliers, divisés sur tout le reste, s’entendaient à merveille pour piller les pays conquis, c’est-à-dire les provinces. Tibulle savait sans doute à quoi s’en tenir sur la promenade militaire que Messala faisait alors dans la Cilicie, la Syrie et l’Egypte. Lui, revenu pauvre comme devant, car il s’en fallait qu’on lui eût rendu tous les biens de sa famille, il charme ses loisirs en chantant l’heureuse médiocrité de sa fortune, aussi éloignée de l’opulence que de l’indigence. C’est là en effet, comme le poète d’ailleurs nous le dit lui-même, ce qu’il faut entendre par ce qu’il appelle « sa pauvreté. » Nous verrons plus tard, en relisant l’épître qu’Horace lui adressa vers la fin de sa vie, que la « pauvreté » d’un chevalier à cette époque serait la richesse de plus d’un grand seigneur de notre temps.

Qu’importe? Voici les froides soirées d’automne, et la flamme brille dans l’âtre antique[1]. Le poète s’abandonne avec délices à une de ces rêveries délicates et tendres où l’imagination et le sentiment l’emportent tour à tour, et finissent par s’unir dans une prière. « Qu’il est doux d’entendre de son lit les vents furieux et de presser son amie contre son sein ! ou, quand le vent d’hiver répand à torrent l’eau glacée, de s’endormir libre de souci au bruit monotone de la pluie! Que ce bonheur soit le mien!.. Je n’ai cure de la gloire, ma Délia; pourvu que je sois près de toi, qu’on m’accuse, si l’on veut, de mollesse et d’oisiveté! Quand mon heure suprême sera venue, puissé-je te contempler, t’embrasser mourant de ma main défaillante! Tu pleureras. Délia, quand on me placera sur le bûcher, tu me couvriras de larmes et de baisers, tu pleureras... Pourtant n’afflige point mes mânes : épargne tes cheveux dénoués, tes tendres joues, ma Délia! » Tibulle, on le voit, a le don heureux, le parfait bon goût de sourire dans les larmes, comme cette statue mélancolique du « Sommeil éternel » que j’ai si souvent admirée au Louvre. Jeune et triste comme elle, il a la grâce touchante de ceux qui meurent à la fleur de l’âge parce qu’ils sont aimés des dieux. Je ne connais pas de meilleur commentaire de l’œuvre de Tibulle que le charme énervant, la suprême morbidesse de ce doux génie funéraire.


III.

A Rome, Tibulle trouva Délia souffrante, peut-être très malade. Il semble qu’elle était en proie à ces fièvres d’automne si fâcheuses

  1. Tib., I, I, 6.