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Jérôme craignait la Prusse, convoitait ses possessions; il sentait qu’avec elle il ne serait jamais en sûreté à Cassel, et ses courtisans disaient couramment qu’il n’y avait que Berlin qui pût être une capitale pour la Westphalie. Entre les deux royaumes, c’était une question de vie ou de mort. Aussi recueillait-on avidement tous les bruits et tous les commérages sur les armemens de la Prusse, les fanfaronnades de Blücher, les témérités des professeurs, les indiscrétions des sociétés secrètes. Tous ces rapports, quelquefois singulièrement amplifiés et envenimés, allaient de Cassel à Paris. La Westphalie jouait le même jeu que le grand-duché de Berg en 1806; elle excitait l’empereur contre la Prusse. Les événemens de 1809 prouvèrent qu’elle avait raison dans ses craintes.

Le premier rang à la cour de Westphalie appartenait naturellement à l’ambassadeur de France Reinhard, en sa qualité de « ministre de famille. » Reinhard était né à Schœndorff, dans le Wurtemberg (1761). Il avait fait ses études de théologie à Tubingue : c’était donc un Allemand, un Souabe de naissance et d’éducation; mais c’était en France qu’il avait fait sa fortune. Il avait été secrétaire aux affaires étrangères sous Sieyès, ambassadeur à Londres sous Dumouriez, appelé au ministère des relations extérieures sous le directoire; Napoléon, qui ne l’aimait pas, l’avait, après le 18 brumaire, exilé dans la légation de Suisse; puis on l’avait promené à Hambourg, à Iassy, où il avait été enlevé par les Russes et emmené dans l’intérieur de l’empire, finalement à Cassel, où il représentait Napoléon auprès de son frère. On le retrouve plus tard accrédité à Francfort sous les Bourbons, auprès des cours de Thuringe sous Louis-Philippe. Le fils du pasteur de Schœndorff meurt pair de France en 1837. Les instructions de 1808 pour la légation de Cassel lui prescrivaient de renseigner le gouvernement impérial sur toutes les branches et tous les détails de l’administration du royaume, sans négliger cependant les nouvelles de l’Allemagne. Aussi les rapports adressés par lui à M. de Champagny, et plus tard à Maret, sont-ils les documens les plus curieux où nous puissions puiser pour faire connaître cette étrange création napoléonienne. Sur l’état général des services publics, sur les troubles qui un moment agitèrent le royaume, sur le caractère du roi, de la reine, des favoris, des ministres, on trouve chez lui des aperçus clairs et concis, des mots vifs et profonds, assez de finesse, beaucoup de franchise. En sa qualité d’Allemand francisé, il s’intéressait vivement à la prospérité de cet état moitié germanique, moitié français. Sans cesse il recommandait de ménager les Allemands : on ne pouvait rien fonder de sérieux, assurait-il, sans leur concours. Comme il n’était le complaisant ni de Napoléon ni de Jérôme, il n’avait intérêt ni à flatter les défiances du premier ni à pallier les fautes du second.