Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas plus Ovide que Tibulle, qu’il imite et suit comme des modèles. Ce Romain appartenait, comme notre poète, à la société de Messala, dans la maison duquel doit être né le recueil des poésies de Tibulle. On connaît les vues de Fr. Haase à ce sujet. Messala, qui est avec Asinius Pollion et Mécène un des protecteurs des belles-lettres les plus éclairés et les plus magnifiques de l’époque d’Auguste, Messala, l’ami d’Horace, qu’il avait connu à Athènes, le patron de Tibulle, le guide d’Ovide en ses premières études, vivait au milieu d’une cour de lettrés et de beaux esprits qu’il aimait fort, protégeait au besoin contre les violens et les puissans de la terre. Sa maison, qui devait ressembler beaucoup à celle de Lucullus et des grands seigneurs romains du temps, était en petit une sorte de musée d’Alexandrie, un centre de culture raffinée, un collège de lettrés hellènes qui retrouvaient sous les portiques et dans les salles les chefs-d’œuvre incomparables de la sculpture et de la peinture grecques de tous les siècles. La bibliothèque devait être très riche et renfermer les ouvrages les plus rares et les plus précieux. Orateur déjà illustre au temps des guerres civiles, puisque dès 711 Cicéron fait son éloge à Brutus, Messala avait une éloquence tempérée, élégante et sobre. Tibère, qui vit Messala dans sa vieillesse (il ne mourut qu’à soixante-douze ans, l’an 762 de Rome), goûtait fort son genre d’éloquence, et se le proposa pour modèle. Grammairien érudit comme César, il connaissait à fond la langue latine, et estimait que l’on pouvait tout dire en cette langue sans rien emprunter aux Grecs et sans recourir aux néologismes. Il n’en recommandait pas moins avec Horace de lire, relire nuit et jour les livres grecs. A l’exemple de Crassus et de Cicéron, il conseillait de traduire les orateurs attiques; lui-même fit sans doute un grand nombre de traductions de ce genre. Quintilien parle de sa version du discours d’Hypéride pour Phryné. Il écrivit en grec des poésies bucoliques; peut-être rédigea-t-il aussi en cette langue ses mémoires sur la guerre civile, où Plutarque, Appien et Suétone ont maintes fois puisé. Je ne parle pas de l’homme politique et de l’homme de guerre : ce que je viens de dire du lettré peut donner une idée de la culture raffinée et étendue d’un patricien romain à cette époque.

Tibulle n’ayant publié lui-même, vers 728 (= 26), que le premier livre de ses Élégies, les trois autres ont dû être mis au jour par les soins de Messala. Prêter à un patricien les scrupules et l’exactitude d’un éditeur moderne serait quelque peu naïf. Le recueil des poésies de Tibulle, dans l’état où il nous est parvenu, est une sorte de « livre de famille » dans lequel les actions d’éclat, les honneurs et les triomphes de Messala et des siens occupent une très grande place. A coup sûr, plusieurs poèmes ne sont pas de Tibulle : ils sont donc l’œuvre des poètes et des lettrés qui fréquentaient la mai-