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odes duquel on retrouve la moitié des fragmens connus des lyriques grecs, — à Properce, qui lui-même s’appelle le Callimaque romain, et qui s’est souvenu de son modèle au moins autant peut-être que Gallus d’Euphorion de Chalcis. Quelques historiens de la littérature latine, comme Bernhardy, ont remarqué que Tibulle est le seul poète du siècle d’Auguste dont l’œuvre ne trahisse aucune trace d’imitation grecque. Un examen plus attentif des élégies et un plus grand souci de l’ordre chronologique dans lequel elles ont été composées ne permettent plus de douter de l’influence très réelle que les poètes alexandrins ont exercée sur les premiers essais de Tibulle. Ce qui est vrai, c’est qu’avec une connaissance très étendue de la littérature grecque, Tibulle a su rester Latin, et de bonne heure s’est abandonné au cours paisible de ses douces rêveries. Une très grande paresse de mémoire s’allie très bien au sentiment exquis de l’art le plus raffiné. Tibulle est allé à la postérité avec une vingtaine d’élégies dont la moitié seulement lui a paru digne d’être publiée. Toute son œuvre immortelle tiendrait dans deux colonnes du Times. Il n’écrivit pas pour écrire, comme Ovide ou Martial. En toute chose, Tibulle montra cette nonchalance de grand seigneur, disons mieux, de chevalier romain opulent et lettré, sans dédain ni amertume, qui n’est plus guère dans nos mœurs littéraires. Jamais il ne s’imagina qu’il avait charge d’âmes, que la poésie est un sacerdoce, que le poète a pour mission d’éclairer et de conduire l’humanité. Tout ce pathos était réservé à d’autres temps. Il n’est pas fait une seule allusion à un événement politique dans l’œuvre de Tibulle. Malgré tout, si, plus heureux dans l’élégie amoureuse que dans l’ode, les Romains peuvent être sans trop d’infériorité comparés aux Grecs, c’est à Tibulle qu’ils le doivent.

On ne peut dire en quelle année il connut Délia à Rome, mais ce fut sûrement avant l’époque où il suivit en Gaule M. Valerius Messala Coivinus, l’an de Rome 723 (=31). Bien qu’il paraisse peu vraisemblable qu’en des temps aussi troublés les fils des chevaliers fussent encore astreints, comme au temps des Scipions, suivant Polybe, à servir pendant dix ans, on peut admettre que Tibulle avait passé quelques années dans les armées romaines ; autrement on s’expliquerait peu l’espèce d’horreur que lui inspire tout ce qui rappelle la guerre et le métier des armes. Tibulle avait alors environ vingt-trois ans. Aucun document ne nous a transmis la date de la naissance du poète. Un vers de la cinquième élégie du livre III a longtemps fait reporter cette date à 711 (= 43), l’année même où naquit Ovide, où périrent les deux consuls Hirtius et Pansa dans la victoire de Modène remportée sur Antoine; mais le même vers se retrouve en propres termes dans les Tristes (IV, X, 6). En appeler à Horace, qui nommait Tibulle «juge sincère de ses écrits, »