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bulle. Enfin, bien que rien ne nous ait été transmis sur l’enfance du poète et sur son éducation, il suffit de lire dix vers de n’importe quelle élégie pour être intimement persuadé qu’il a été élevé par des femmes, et que jamais il n’a pu vivre, même en pensée, loin de sa mère et de sa sœur. Parfois on serait tenté de croire que ce sont peut-être les seules femmes qu’il ait aimées. Il est si facile de s’imaginer qu’on aime les autres, j’entends les Délia, les Némésis! Lorsqu’on a le malheur de se survivre, que l’on a tout loisir de descendre en soi-même, les premiers êtres chers qu’on a aimés, et qui nous ont aimés pour nous-mêmes, se dressent seuls dans les lointains fuyans de nos jours écoulés. Bien que la mère et la sœur du poète ne soient nommées qu’une fois dans les élégies, on devine dans toute l’œuvre la présence sanctifiante de ces âmes élues, qui sans doute ont été la meilleure part du génie de Tibulle.

Le poète ne parle pas de son père. Il semble l’avoir à peine connu. Peut-être périt-il dans les proscriptions et dans les épouvantables massacres qui ensanglantèrent le monde après le meurtre de César, à l’avènement du triumvirat d’Octave, d’Antoine et de Lépide, dans les mois (711-43) qui précédèrent la bataille de Philippes (712-42). Au rapport d’Appien, 2,000 chevaliers et 300 sénateurs furent tués. L’Italie fut livrée aux vétérans, qui brutalement dépossédèrent les anciens maîtres du sol et se partagèrent les terres. Virgile et Properce furent atteints comme Tibulle sans doute par ce fléau terrible; d’ailleurs ceux qui avaient échappé au « partage » de 711 n’échappèrent pas à celui de 713. Avant comme après Philippes, et plus tard encore, après Actium (723-31), nul ne fut sûr de posséder en paix le champ paternel. L’enfance de Tibulle s’écoula dans le domaine, certainement amoindri[1], de ses ancêtres (il était d’une ancienne famille de chevaliers latins), entre sa mère et sa sœur, sous la protection des bons vieux dieux en bois que l’on vénérait de génération en génération dans la chapelle de famille.

Dans la dixième élégie du premier livre, laquelle trahit çà et là quelque inexpérience, et en tout cas est bien de la première manière de Tibulle, le poète nous a parlé de son Milly ou, si l’on veut, de ses Feuillantines, mais en quelques vers seulement, avec le tact et le bon goût d’un ancien. Nous le voyons, tout enfant, dans la vieille maison de Pédum, courir sous les beaux arbres du verger que garde quelque Priape rougi de vermillon, effroi des oiseaux du ciel. Il passe, repasse tout le jour devant ces antiques dieux lares qui l’ont nourri, dit-il, et dont la bienfaisante provi-

  1. l, I, 19 sqq.